Regarder l’invisible
Le Big-Bang, la croissance de l’univers
Sentir l’imperceptible
Les phéromones, les électrons dans l’air
Entendre l’inaudible
Les messages du vent, les plaintes de la terre
Toucher l’incoercible
Le carmin de l'été, la pâleur de l'hiver
Goûter l’insipide…

Ecrire, c’est tendre un fil entre le monde et l’indicible.








9 - Les flonflons du bal (Julie)




‘‘ Les dernières heures de la fin d’après-midi s’étiraient au soleil comme un chat au sortir de sa sieste. En ce 14 juillet 1969, dans ce village du sud de l’Ardèche, comme il en est de même dans toutes les campagnes françaises, quelques personnes luttent contre la chaleur pour préparer la place du marché à accueillir les réjouissances de la fête nationale.
D'autres, moins actifs, assistent non loin de là, aux derniers matchs du tournoi de football pour lequel des équipes d'estivants, installés dans les campings des alentours, se sont montées pour l’occasion et sont venues comme chaque année se mesurer à celles issues des clubs de la région.
Marion, en se levant le matin, avait entamé la journée persuadée d’en connaître tout le scénario à l’avance. Elle l’imaginait strictement identique à celui de l’année dernière, tout comme à ceux des années précédentes. Pas loin non plus de celui que l’on retiendra pour les années prochaines…
Il y aura le bal, bien sûr, prévu sur la place pour le début de soirée. Comme chaque année, Jacques Raymond l’animera de son piano à bretelles, accompagné de son orchestre, et fera tournoyer quelques couples sur des airs de java et de valse, puis massacrera de vieux standards du Rock.
Avant cela, il y aura eu le repas, un peu froid, un peu gras, un peu cher, et le discours du maire, ses tournures de phrases ronflantes, ses effets de larsen au micro.
Suivra un feu d’artifice, tiré près de l'église sur les coups de onze heures.
Pour l’heure, sur la place, chacun aide de son mieux, accrochant les flonflons ou bien dressant les tables, rapprochant quelques chaises. On viendra s’y asseoir, sitôt après les matchs, pour descendre quelques canons. La buvette improvisée sur les abords du stade aura fermé et sa faune se sera déplacée vers le centre du village. Le pastis et le kir remplaceront la bière. Lucie s’amusera de voir son père s’affairer en toute chose, cherchant dans ses paroles les nuances qu’il apporte à ses différents rôles. Le ton trop obséquieux, dans ses fonctions d’adjoint au maire, celui plus naturel pour le propriétaire du bar des sports, virant dans le populaire sous sa casquette d’entraîneur de l'équipe de foot locale. Marion l’aidera au bar, comme elle l’aura fait au stade auparavant, mais seulement jusqu’au feu d’artifice. Après quoi elle aura quartier libre. Elle ira, comme presque tout le monde, jusqu’au champ situé derrière l’église, fraîchement fauché pour l’occasion, et admirera les feux de Bengale et les fusées, tirés par les pompiers bénévoles. Ensuite, elle reviendra vers la place pour y danser.
Il y aura bien quelques ratés, mais dans l’ensemble, tous les villageois seront contents, cette année encore, de cette pétarade organisée. ‘’Monsieur le maire, il sait y faire quand même! Quand on pense qu’on est moins de six cents, au village’’ : les mamies seront ravies et pourront bientôt aller se coucher et mettre leurs boules Quiès, tandis que les musiciens de Jacques Raymond remonteront sur l’estrade après un bref entracte pour entamer une série de chansons plus spécialement dédiées à la jeunesse. Marion s’amusera du larsen, trouvera même l’orchestre franchement ringard, avec leurs costumes de scène, dans le genre strass et pattes d'éléphant, mais n'oubliera pas de s'amuser, après tout elle sera là pour ça.
Thomas, de son côté, n’avait pas eu le temps d’imaginer la journée qu’il aurait.
Il avait mis les bouchées doubles depuis tôt ce matin pour fournir en pain, non seulement les clients habituels, mais aussi le comité des fêtes, pour le stand des sandwiches du tournoi de football, de même que pour le repas du soir, sous les lampions de la place. Triple fournée, donc, et en un temps record puisque, après, il avait enfilé son maillot et ses gants pour protéger la cage de l'une des équipes du village, déjà vainqueur du tournoi l'année dernière et encore en finale cette année. Il n'était pas du groupe, l'année passée, n'étant arrivé au village que depuis le mois de janvier. Mais il s'était vite fait connaître pour ses talents de gardien de but, et avait rapidement remplacé le titulaire, aussi bien dans l'équipe locale, qui jouait en district, que pour celle de sixte qui remettait son titre en jeu.
La petite finale touche à sa fin. Une équipe de ‘pros' (ils évoluent en national 3), venue spécialement d’Alès, se venge de sa défaite face à l'équipe de Thomas en demi-finale en ridiculisant des vétérans. Ces derniers avaient fait bonne figure jusque là, mais maintenant, trop fatigués ou trop éméchés par les tournées de bières qu'ils s’étaient offertes mutuellement, ne paraissent plus en mesure de lutter dans ce dernier match avant la grande finale.
Thomas les regardent de la buvette, et explique à Marion les règles et les tactiques spécifiques du foot à 7. La finale doit avoir lieu dans moins d'un quart d'heure. Elle l’écoute d'une oreille distraite, pas vraiment intéressée par le football, devant aussi servir les bières et les autres boissons qu'on lui commande. Elle ne manque pas par contre de le dévisager, avec une forme de gourmandise. Elle en a souvent discuté avec Lucie, et toutes deux le trouvent irrémédiablement craquant. Ses yeux bleus, ses cheveux bruns, bouclés, son corps athlétique, il est vraiment beau garçon.
Marion n’est pas réellement sauvage, mais elle est d’un abord difficile. Sa beauté sans doute, conjuguée à l’habitude de se faire draguer au bar et d’avoir à remettre à leur place des clients peu courtois, la rend craintive, voire cassante, pour qui essaye de l’approcher. Il est vrai qu’avec le bar, elle ne peut avoir des hommes qu’une image de poivrots dégénérés. Même son père est loin de lui renvoyer une bonne image des hommes. Ce n’est pas un mauvais bougre mais, à force de côtoyer du matin au soir, dans son troquet, une clientèle principalement masculine et unanimement imbibée, il a largement acquis les réflexes machistes de cette tranche de la population. Quant à sa mère, elle est tellement effacée, soumise, qu’elle en devient insignifiante. Ajoutez à cela une ou deux aventures sans lendemain, dans le genre vacancier qui vous fait tourner la tête, vous couche dans les fleurs des champs un soir de la fin du mois d'août, et vous oublie dès les premiers jours de septembre, quand il retourne à ses études, et il n'est pas étrange que Marion soit si méfiante et parfois rétive envers la gent masculine. Thomas n’a pas failli à la règle et s’est pris plusieurs retours de manivelles, à trop la brusquer. Il aurait même peut-être abandonné si elle ne s’était assagie sous l’influence de Lucie.
Depuis quelques semaines maintenant, il peut enfin lui parler, à la boulangerie ou au café, sans qu’elle donne l’impression d’être importunée par un vicieux qui n’en voudrait qu’à ses attraits féminins. Combien de fois auparavant avait-il battu en retraite, Marion l’accusant à tort des comportements machistes ou misogynes dont elle est constamment entourée. Une fois où elle le servait au café, elle n’avait pas hésité à prendre à parti les clients pour le mettre mal à l’aise, alors qu’il l’avait complimenté sur sa coiffure. Les mêmes clients avinés, qui lui faisaient d’habitude des allusions graveleuses ou lui pinçaient les fesses, pour les pires d’entre eux, quand elle passait près de leur table, s’étaient retrouvés inquisiteurs, et n’avaient pas manqué de prendre ce rôle très à cœur. Machiste, Thomas ne l’était pas. Il la regarde simplement avec les yeux transis de l’amoureux éconduit, et elle, ne voit dans son regard, que du désir sexuel.
Lucie savait qu’ils étaient faits pour s’entendre, et que si Marion y mettait un peu du sien, ils feraient même un très beau couple. Elle connaissait assez Thomas pour savoir que c’était un bon garçon, gentil, attentionné, bel homme de surcroît. Il n’était, certes, pas sorti de Saint Cyr, mais il était honnête, sincère et droit. Jamais elle n’avait eu à s’en plaindre depuis qu’il était à la boulangerie. Au contraire, il suait sang et eaux, près de ses fours, et ne ménageait jamais sa peine. Aussi, quand Marion lui avait déclaré voir en son ouvrier, la caricature du parfait macho, repoussant à souhait, tournant autour d’elle pour la mettre dans son lit et l’oublier ensuite, Lucie avait dressé de lui un portrait beaucoup plus flatteur, et nettement plus proche de la vérité. Elle-même, jeune veuve, aurait pu être une proie facile s’il n'avait été qu’un Don Juan sans scrupule. Au contraire, s’il était serviable et courtois avec elle, c’était sans arrière-pensées, seulement par gentillesse. Grâce à Lucie donc, Marion s’était débarrassée petit à petit de ses a priori et avait accepté de Thomas qu’il l’approche. Au début, il faut le dire, c'était plus par respect pour l’avis de Lucie, que par profond intérêt. Elle l’avait jaugé, inspecté, comme elle l’aurait fait d’un fruit en pensant qu’il pourrait être gâté. Et, avant qu’elle ait définitivement admis qu’elle s’était trompée sur lui, elle en était devenue amoureuse. Certes, elle ne l’affichait pas, ne se l’avouait sans doute même pas à elle-même, mais à la voir minauder avec lui, chatte se frottant au bas des pantalons pour obtenir les bras, nul ne pouvait croire qu’elle ne se blottirait par un jour dans les siens.
Marion, en se levant ce matin du 14 juillet 1969, n’avait pas pressenti que ce serait ce jour-là.’’
***


- Romantique à souhait, ton petit couple ! Dis-je, alors qu’elle semblait hésiter à poursuivre. C’est pas mal, mais pourquoi tu te lâches pas vraiment ? Il est minuit passé, on peut l’avoir, notre scène de cul ! Vous avez peur ou quoi ? Déjà, avec Thomas, y a que les vaches qui meuglent ! Et là, pareil ! On a la chatte qui se frotte au bas des pantalons pour chercher les caresses, mais on n’a pas les poils qui vont avec… Vous faites plutôt dans l’imagé… C’est vrai, quoi ! Que vous mettiez dans vos histoires un peu d’amour, d’accord, mais alors avec des poils autour…
- Oh la, la ! Arthur. Arrête ! T’es pire que mes alcoolos du bar des sports. Je l’ai la suite ; je l’ai écrite, ta scène de cul, comme tu dis ! Mais, j’ose pas… Imagine qu’on nous publie un jour. Imagine que ma mère le lise, ce roman. C’est pas tout à fait une scène érotique, c’est vrai, mais j’aurai quand même du mal à subir la critique pour ce passage où ma famille, où mes proches, où les gens qui m’entourent, pourraient croire que c’est un peu de moi qui se retrouve dans mes personnages, moi et mes fantasmes…
- Ouais, ben non ! Tu veux que je te dise : ta mère, les lecteurs, si on en a un jour, ils sont comme nous. Ils s’en foutent que ce soit toi, tes fantasmes ou le résultat de ton imagination, ou même un mélange de tout ça, qui se retrouvent dans tes lignes. Ils savent que ce ne sont que des personnages. Regarde, on était parti du principe que chacun de nos héros devaient représenter l’un d’entre nous, et qu’est-ce qu’on a au bout du compte ? Des individualités, différentes les unes des autres, différentes de nous. Ta Marion, elle n’a rien à voir avec celle de Thomas ; elle n’a rien à voir avec toi, non plus, même si elles peuvent se ressembler sur certains aspects, et même si c’est toi qui l’inventes. Et c’est très bien comme ça. Tu ne crois pas que c’est ça, finalement, un roman ! Imaginer une vie à des gens qui n’en sont pas vraiment, animer nos playmobils dans un décor sympa de manière suffisamment crédible pour que l’on puisse s’y croire. Tout le monde est au parfum : l’auteur, les lecteurs, et malgré ça, ça marche ! Ça marche d’autant mieux si personne n’est frustré ; or là, en tant que lecteur, tu nous frustres ! On la veut, la suite ! Pas pour le cul en soi, mais pour l’aboutissement !
- Bien parlé, chef ! avait conclut Marion. Faut croire que tu cogites grave pendant qu’on trime sur nos feuillets.
- Tu as peut-être raison, dit Julie après un long silence.
Après un autre silence, encore plus long, elle reprit là où elle s’était arrêtée, et nous livra la suite.
***


‘‘ Marion, en se levant ce matin du 14 juillet 1969, n’avait pas pressenti qu’elle vivrait ce jour-là l’enchaînement des instants qui marquerait sa vie : ce premier, fait d’un regard complice, comme une mise au monde ; l’instant d’après, où elle se sent grandir tandis qu’elle se déshabille ; celui encore où elle devient femme, quand elle est pénétrée ; puis le moment où des rires d’enfants, jouant dans le jardin, lui répondent en écho, quand elle s’entend crier ; celui enfin où elle se croit mourir quand ce n’est plus que son ventre qui ordonne à son corps.
Instants magiques, irréels, cruciaux, quand elle prend conscience, en même tant qu’elle s’offre, que cette peau qu’elle embrasse, ses bras qui la serrent, ces doigts qui l’effleurent, ce sexe pour lequel elle se cambre, c’est l’homme qu’elle espérait. Son homme. Celui qu’elle veut. Celui qu’elle attend. Son amour, son amant, son mari, le père de ses enfants. Celui pour lequel elle se protège des autres, détraqués ou pas, au bar ou ailleurs.
Alors elle se donne tout entière, elle s’offre aux caresses, aux baisers. Elle veut qu’il la visite, qu’il pénètre sa chair, qu’il découvre chaque parcelle de ses terres inviolées, qu’il soit marqué de son empreinte, qu’il s’imprègne de son odeur. Elle veut rendre en retour le cadeau de la vie qu’on lui fait en lui donnant son homme. Tout ce qu’elle a refusé aux autres, elle lui en fait don, en premier gage d’amour.
Ils sont encore deux. ‘Il’ est encore singulier, mais elle veut croire que dès demain, tout ne sera que partage, union, réciprocité. Que ’Il’ ne vivra que pour ‘Eux’. Et à cette joie intense de penser toucher la vérité, aux plus belles espérances de croire la partager, se mêle déjà la peur. Vit-il les mêmes espoirs? Est-‘Elle’ pour lui ce que ‘Il’ est pour elle ? Seront-‘Ils’ à la hauteur des desseins qu’elle a pour Eux ?
Jamais, en ce jour de fête nationale, dont elle croyait le matin encore, le scénario écrit, immuable, le tempo réglé comme une marche militaire, jamais Marion n’aurait pensé vivre une journée aussi unique, aussi remplie, aussi pleine d’amour, d’espoirs, de peurs…
Que le regard échangé, duquel tout s’est enchaîné, ait eu lieu sous la lumière des feux de Bengale ou sous les spots du bal, qu’ils se soient isolés en allant dans un champ alentour, ou chez l’un, ou chez l’autre, tout ceci importe peu. C’est leur histoire, elle n’appartient qu’à Eux. Retenons simplement que le jour de leur rencontre fut un 14 juillet. Et ce jour que les Français célèbrent, Eux le célèbreront, année après année, pour bien d’autres raisons.’’
***


- Trop lourd ? Trop poétique ?
- Je sais pas, mais ça le fait… j’ai la trique…
- Arthur !!! Décidément, t’es irrécupérable.
- Je rigole, Julie, c’était pour la rime.
- Moi j’aime, dit Marion. C’est pas vraiment crédible, à mon avis, mais c’est très beau. Tu sais, avec des personnages comme ceux-là, si tu y as vraiment mis de toi, ce n’est pas de l’opinion de ta mère dont tu dois avoir peur, c’est de la convoitise des femmes, en général : Elles vont toutes vouloir te le piquer, ton Thomas ! Moi la première. Il est où ? C’est qui ? Parce que ce n’est pas tout à fait le vrai !
Thomas, à l’autre bout, lui répondit par une grimace. Marion marqua une pause, laissant à Julie la possibilité de lui répondre. Mais cette dernière paraissait vidée, comme lavée par ces lignes qu’elle nous avait soumises. Chacun savait, vu les précautions oratoires qu’elle avait prises, qu’elle voulait nous faire admettre que son personnage n’était que le résultat de son imagination. Sans que ce fut autobiographique, donc, on voyait tous aussi, combien elle y avait mis d’elle-même.
Julie ne lui répondant pas, Marion reprit finalement :
- Non, allez, je suis sympa, je te le laisse, mais à l’occasion dis-moi où tu l’as trouvé, je me commanderai le même pour Noël.

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