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Quatrième partie et j’ai bien peur, au sortir de celle-ci, que ce sera la dernière. Aussi, comme il me reste en réserve le portrait qu’Antoine m’a inspiré, et que je réservais pour ce qui devait être notre cinquième et dernière partie, ais-je décidé de l’insérer ici même. Sous la forme d’une nouvelle, une fois n’est pas coutume, moi aussi la fiction me titille parfois, mais à peine romancée :
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‘’Le lundi matin est la pire des épreuves...
Les pas qui entraînent Antoine vers la salle de bain ne sont pas simplement lourds, ils lui retirent direct de l’espérance de vie. Les suivants qui le conduisent au parking lui bouffent quelques années encore.
Pire que des brunes sans filtre, que de la colle à rustine, pire même, que de l'alcool russe.
Il a pris vingt ans dans les gencives en l'espace de cent mètres. Il aurait pas dû se garer si loin. Seulement voilà, vendredi soir, il était pas plus en veine. Il s’est garé à Dache, et comme il a plu tout le week-end, il a pas eu la force de sortir pour rapprocher sa caisse.
Week-end de merde, évidemment. Pas vu un coin de ciel bleu, pas croisé une belette. A part Clara Morgane, samedi après minuit, mais ça compte pas vraiment. Et sous ce régime télé-mousses dans le fond de son canaprout, il s’est fait hièche comme un rat mort.
Le retour au boulot patauge dans la même fange. A force, il se demande pourquoi il essaye encore... Pourquoi il n'attend pas le mardi pour retourner au taf ? C'est vrai, quand une épreuve se présente, pourquoi faudrait-il absolument tenter de la surmonter ? Pourquoi pas cette fois-ci taper dans ce que les psychotrucs rangent dans la catégorie des techniques d'évitement ?
L'ennui, s’il avait séché le lundi, c'est qu’il n’aurait fait que repousser le problème au lendemain, le matin du mardi, s’il sait encore connecter deux neurones parmi les rares qui lui restent.
Il se serait octroyé une journée en mode pause, il aurait dormi le matin pour finir par glander sévère l'aprème devant le Club Dorothée en redif sur le câble, si bien qu’il aurait fini en boîte, déchiré à la tequila, à tordre comme une serpillière. Finalement, ça aurait été pire.
Sa devise : Faut s'y faire, mais quand on est dans la merde, le mieux c'est d'y rester. Et remuer le moins possible.
Total, il fini par aller bosser hier, si bien qu’là, l’est nickel ! Y’se retrouve au bureau sans valises sous les yeux, sans l’haleine de chacal si caractéristique de ses lendemains de beuveries. La seule fausse note, c'est sa paire de chaussettes qui, pour on ne sait quelle raison, s'avère dépareillée.
Dans un demi-sommeil, il a dû laisser le hasard les choisir à sa place. Le hasard a opté pour une socquette blanche à gauche, une bleu azur à droite. C'est du plus bel effet. Face au boss, dont la rigueur vestimentaire évoque l’hiver russe, il tente une parade : ‘’Bah ! Supporter de l'OM jusqu'au bout des pieds !’’. Le boss a pas vraiment marché. "Arrête un peu, Antoine ! Tu vas prendre le mien dans le cul, si tu ne boucles pas le dossier Palfinger avant ce soir’’, il a fait avec un petit air amusé. ‘’ En plus, Marseille a même pas joué ce week-end. Et pis, l’OM, c’est rien que des enc…", il a ajouté en ouvrant quelques boutons de sa chemise pour narguer son employé avec un T-shirt du PSG.
Antoine, il savait pas que son boss suivait le foot, cet enfoiré de mes deux d'intello cravaté. Manquerait plus maintenant qu’il apprenne aussi qu'il s'intéresse aux filles !
A bien y réfléchir, Antoine reconsidère son jugement. Le mercredi est un putain de calvaire plus improbable encore.
Dans le ventre mou de la semaine, la journée est censée devoir passer comme une lettre à la poste. Makache ! La poste s’est mise en grève. Avec reconduction tacite du mouvement de semaines en semaines.
Il n'a plus qu'à attendre que ça passe.
Heureusement, il y a les conneries de ses potes qu’il reçoit via la mail box. Assez pour lui remonter le moral. La playmate du mois, les imprudences de Régis avec son VTT, les dernières blagues de blondes. Ca réconforte un peu. Dans le lot, il découvre la vidéo d'un employé de bureau en train de latter son PC avec application, sauf qu’il est juste dans l’axe d’une caméra de surveillance. Il fait preuve du même zèle que quand les CRS apprennent le vouvoiement aux gosses des banlieues. Antoine se dit qu’il faudra qu’il essaye, on doit frôler l'orgasme à défoncer son matos obsolète à coup de batte de base-ball. L’info, il y en a à qui ça tape sur le système, et d’autres que ça apaise…
En attendant, les mails suivants le font moins rigoler : deux de ses principaux clients sont sur les dents, Palfinger demande des retouches, le patron veut le voir, Natacha, la stagiaire de la compta, a décliné son invite à dîner pour demain.
Dommage, l'est plus qu'appétissante, la petite, une louche de caviar russe. Va falloir qu’il révise son menu à la baisse. Qu’il se rabatte sur des sardines en boîte ! Peut-être même des miettes de thon...
Le jeudi, ça commence à sentir bon la fin de semaine, ça s'annonce comme un petit déjeuner au lit, avec croissants au beurre et confiture de fraise.
Ca fleure bon la gisquette en nuisette, lascive à vos côtés, susurrant des mots doux pour que vous l'enlaciez.
Ouais, ben, plus la promesse est belle, et plus faut s'en méfier ! C'est comme les prévisions de Météo France, les programmes politiques, ou les bons au porteur du premier emprunt russe.
Pire ! C'est comme une stagiaire de comptabilité : ça vous drague tout le début de la semaine, ça rigole de vos blagues, ça vous exhibe juste ce qu'il faut de sa poitrine avec des décolletés qui descendent jusqu'au nombril, ça tortille à l'envi dans des jupes serrées, et le jeudi, ça vous évite toute la journée, ça vous jette sans retenue, sans même un mot d'excuse pour s'en aller le soir, accompagner le patron à un gala de bienfaisance de son putain de Rotary Club.
La garce ! Non, mais regardez-la se déhancher au côté du boss alors qu’ils se dirigent vers son coupé Mercedes garé sur le parking. On dirait une jeune première paradant sur les marches du festival de Cannes ! Et l'autre con, avec sa suffisance, qui nous la joue Brad Pitt ! Antoine se dit : Mais, qu'est-ce que j'ai fait, grand Dieu, pour devoir assister à pareil spectacle ? Et demain, qui accompagnera l'autre pour revenir au bureau ?
Tout bien réfléchi, il ne pense pas préférer le vendredi matin aux autres jours de la semaine.
Bien sûr, l'espoir fait vivre, et l'espoir est plus grand à l'approche du week-end, mais le vendredi matin partage tout de même avec ses prédécesseurs cet immense défaut qu'il nous tire du lit sans aucune forme de ménagement.
Pire, il ose même le faire pour la cinquième fois de la semaine. Et la répétition, ça use ! C'est comme les poupées russes, on finit par se lasser.
Vient s'ajouter cette fois, une nuit pleine de cauchemars. La fatigue, ce matin, lui colle même un tel lest que lorsqu’enfin il essaye de s’extraire de son lit pour tenter de rejoindre la salle de bain, il éprouve les mêmes difficultés que s’il s’était engagé sur le marathon de Paris avec des skis aux pieds.
Une mouche sur son ruban de glue, dans la cuisine de son arrière-grand-mère.
Rien à faire, se dit-il : il existe le vendredi matin un phénomène surnaturel, un truc à vous plomber les semelles, entre sept et huit heures, heure française, un bastringue tellement puissant qu’il n’a pas d'autre alternative que de rester cloué dans son plumard en attendant que ça passe.
Un pic de l'attraction terrestre, une inversion des pôles, ou quelque chose dans le genre.
A moins que ce ne soit cette fois la crainte de retrouver Natacha pendue au cou du boss, les yeux bordés de reconnaissance, métaphore un peu niaise qui lui évite d'évoquer plus crûment leur longue nuit de stupre, ou pire encore, l'image de sa toison encore humide de foutre...
Bref, il est pas allé bosser. Il s’est fait porter pâle.
Il a consciencieusement pleuré sur sa condition, même si il n’y avait pas trop de larmes, au moins presque cinq minutes.
Le reste du temps, il l’a passé à dormir, jusqu'en milieu d’après-midi, quand la sonnerie du téléphone a fini par le réveiller.
C’était Natacha, bichette, qui, soucieuse de son état, venait prendre des nouvelles. "Et qu'est-ce que ça peut bien te foutre ?", il a eu envie de répondre. Comme si cette pétasse allait lui faire oublier par son petit coup de bigo qu’il l’avait vu partir avec le patron la veille, et qu'elle avait sans doute passé une bonne partie de la nuit à mordre l’oreiller.
Mais il s’est retenu. Au lieu de ça, il a joué le grand malade, histoire de se faire plaindre. La belette a marché. Est-ce que tu as besoin de quelque chose ? Est-ce que tu veux que je passe ?
Là, il a quand même fais une petite allusion : T’es sûr que t’as pas un golf avec Big Boss ? M’en parle pas, le vioc me colle comme un post-it, peux plus m’en dépêtrer. Faudrait quand même qu’il arrête de croire qu’il a le droit d’m’peloter parce qu’il a signé ma convention de stage !
Tout d’un coup, il s’est senti bien mieux, même s’il lui a pas dit. Au contraire, il a pris une quinte de toux digne de celle d’un tubard en phase terminale dans un hôpital russe.
Bilan, elle est passée le soir.
Quand l’interphone a sonné, il a ouvert la porte de l’immeuble, il a laissé celle de son apparte à peine entrebâillée et il est retourné se coucher pour lui faire son cinoche. Elle est entrée doucement, a susurré son nom dans le noir, il a bredouillé «ici», dans un râle d’estropié.
Elle a posé la paume de sa main contre mon front, qu’elle a trouvé bouillant. Elle est partie prendre une douche glacée, s’est glissée sous les draps, l’a réveillé doucement en se frottant contre lui. Elle ne portait que sa chemise humide. Le tissu était si fin qu’il sentait à travers la fraîcheur de ses seins, la douceur de sa peau, la chaleur de son ventre.
Est-ce ainsi que l’on soigne la fièvre en Russie ?
Antoine n’en est pas vraiment sûr, mais il compte bien rester ainsi jusqu’au lundi matin, lequel s’annonce déjà comme la pire des épreuves...’’
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Ce texte n’a donc pas été présenté en séance, notre aventure s’étant arrêtée brutalement avant que je ne le soumette. Thomas l’a lu néanmoins, puisqu’à la faculté, on partage le même bureau. Voici le commentaire qu’il m’a lancé, avec un ton rieur, juste après sa lecture :
- Il te ressemble presque plus qu’à Antoine, ce petit marseillais, d’autant que cette Natacha, la petite stagiaire russe, si elle s’était appelée Ielena, et qu’elle bossait à la bibliothèque plutôt qu’à la compta, j’imagine très bien quels sont tes projets de week-ends, dans les semaines à venir…
La nouvelle qui suit, par contre, fut ma contribution à notre quatrième partie. Je me suis mis dans la peau de Julie un instant, et j’ai essayé de trouver les raisons, de chercher à comprendre pourquoi Julie nous apparait si lasse, si accablée par la vie. Cette petite infirmière dont je tire le portrait, même si son histoire n’est pas en lien étroit avec celle de Julie qui, elle, n’a rien voulu me dire de sa vie, est à l’image en tous les cas de ce que je m’en représente.
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‘’ L’unique ascenseur de l’immeuble est momentanément hors d’usage.
C’est arrivé dimanche, en fin d’après-midi. Pour tout dire, il tombe en panne de plus en plus régulièrement, ce qui agace prodigieusement bon nombre de mes voisins. Vous me direz, on peut comprendre qu’ils s’impatientent, on est déjà jeudi.
Le dépanneur est pourtant venu dès le lendemain mais il parait qu’on ne fait plus les pièces. Il aurait néanmoins promis à la concierge que le problème serait réglé avant la fin de la semaine.
Il faut bien avouer que l’appareil est d’un âge certain - Suzanne, la mamie du premier, affirme qu’il est centenaire - si bien que les soins que lui porte le technicien de la maintenance, s’ils suffisent toujours à le faire repartir, ne permettent pas pour autant de lui redonner la vigueur et l’endurance de sa première jeunesse.
Pour ma part, je considère les facéties de notre pièce de musée avec beaucoup plus d’indulgence.
Pourtant, des habitants de l’immeuble, je devrais être l’une des plus affectés par la situation, puisque j’occupe le seul logement du huitième et dernier étage.
C’est un appartement dont j’ai récemment hérité de ma grand-mère, un lieu fort agréable, ensoleillé et calme, de belle superficie, celle-ci ayant été gagnée sur l’espace des anciennes chambres de bonnes d’un immeuble haussmannien, idéalement situé sur le haut de la rue Lallier, au plein cœur du quartier des Martyrs.
Il offre par sa situation un point de vue formidable sur les toits de Paris, notamment sur les premiers contreforts de la butte Montmartre et la coupole du Sacré-Cœur.
Je sais, je vous en fais une description digne de celle d’un agent immobilier particulièrement désireux de le voir enfin partir, mais loin de moi cette idée, car outre les avantages que je viens de vous décrire, j’ai pour cet endroit un attachement particulier.
Il serait donc parfaitement inopportun que vous me fassiez une offre.
Et d’ailleurs, en tant qu’acheteurs potentiels, vous lui trouveriez une multitude de défauts, à commencer par celui d’être si haut perché, les jours comme aujourd’hui où l’ascenseur refuse obstinément de remplir son office.
Dans mon cas, cet inconvénient n’en est pas vraiment un, car en réalité, depuis bientôt cinq ans que j’habite ici, je n’ai jamais utilisé l’ascenseur qu’une seule fois.
Et encore, ce fut pour un trajet de deux étages seulement. Le temps qu’il me fallût en fait pour me rendre compte, le jour même où je débarquais de ma campagne natale, que la claustrophobie chronique héritée de mon enfance se manifesterait en milieu urbain dans l’espace confiné de ces odieuses machines.
Je venais d’avoir dix-huit ans et, mon baccalauréat en poche, me rendais à Paris dans le but d’y poursuivre des études d’infirmière. Je devais pour l’occasion, loger chez ma grand-mère, dans cet appartement qui deviendrait le mien quelques années plus tard, puisque décédée dans l’intervalle, elle avait fait de moi son unique héritière.
Ce jour-là, dans la fraîcheur un peu naïve de mon jeune âge, et encore tout à mon émerveillement de découvrir Paris, j’entrai dans l’ascenseur sans aucune espèce d’appréhension, appuyai nonchalamment sur le bouton d’étage avant de me rendre compte, trop tard, de mon inconséquence coupable.
J’eus tout de même le temps d’appuyer à la hâte sur les boutons de commande encore à portée de mes doigts avant de ressentir l’angoisse prégnante et familière, la même qui m’avait déjà pétrifiée à de nombreuses reprises, en divers endroits et à différents moments de ma vie.
Cette sensation d’engourdissement, ce venin qui diffuse lentement dans mon corps, ce mal insidieux qui m’a déjà tétanisée à de maintes reprises, dans des lieux aussi variés que le coffre à jouet de la chambre de ma sœur lors d’une partie de cache-cache, les clapiers à lapins de la ferme d’en face, et même un jour, conséquence de l’un des jeux puérils qu’inventait Serge, un voisin un peu frondeur de deux ans mon aîné, l’intérieur peu douillet d’un vieux congélateur bahut à la décharge publique.
Mais comme on dit, et comme l’avait répété ma mère au père de Serge pour éviter à ce dernier la rouste qui lui était promise, il faut bien que jeunesse se passe…
Le jour de mon arrivée à Paris, dans les entrailles de la bête, le teint plus que blême, des gouttes de sueur perlant déjà sur le haut de mes tempes, les jambes vacillantes, j’attendais ma fin toute proche non sans une certaine sagesse, quand l’ascenseur, après quelques secondes qui me semblèrent une éternité, décida enfin d’accéder à ma requête et me libéra sur le palier du second.
Inutile de vous dire que je lui en serai à jamais reconnaissante.
En dépit de mon état de décomposition avancé, je finis par réussir à m’extirper de ce cercueil en flèche de cathédrale. De longues minutes après, le temps pour la minuterie de réaliser quelques cycles jour-nuit au gré des mouvements dans l’immeuble des autres habitants, je recouvrai suffisamment mes esprits pour me décider enfin de terminer l’ascension jusqu’au dernier étage par la voie des escaliers.
Ce que je fais quotidiennement depuis.
Une tâche que j’entrepris ce jour-là à mon rythme et selon mes possibilités, c’est à dire au ralenti et à quatre pattes, mes seules jambes étant encore trop fragiles pour pouvoir me porter.
Les médecins rangent ce comportement dans la catégorie des phobies de situation. Le petit mot à la mode, c’est TOC, pour trouble obsessionnel compulsif. Je suppose que cela fait de moi une toquée. Une fille à peine moins timbrée qu’une lettre par avion que l’on reçoit de la famille partie en vacances à l’autre bout du monde.
Timbrée ou non, je préfère prendre la situation avec dérision plutôt que de me draper dans un mutisme improductif ou une rancœur futile.
Je suis comme ça. J’ai, dans des circonstances particulières, une réaction tout à fait singulière et il n’y a rien d’autre à faire que de l’accepter.
Selon Marion, ma meilleure amie, ce trouble s’apparente surtout à la guigne.
D’après elle, hériter d’un si grand appartement, quand on connaît les prix de l’immobilier sur la capitale, et devoir se coltiner soir et matin les cent soixante quatorze marches qui le séparent du niveau de la rue, vingt et une par étage plus les six du palier en rez-de-chaussée, c’est être poursuivie par une malchance sadique.
Je la laisse dire, j’en ris même avec elle bien volontiers, puisque je ne manque jamais de lui faire remarquer que cela aurait pu être pire, voire parfaitement ingérable, si de surcroît, j’avais été sujette à des crises de vertige.
Je lui rétorque aussi souvent que, quoi qu’elle puisse faire ou dire, je préfère largement profiter des formidables parfums de la cage d’escalier, de ses notes suaves mélangeant les essences de bois précieux patinés par les ans, l’encaustique à base de cire d’abeille et la laine du tapis vermillon qui l’habillent, plutôt que d’être incommodée, ainsi que peuvent l’être tous les usagers de l’ascenseur, par les relents tenaces du métal laminé, de l’antique peinture au plomb et des graisses de roulements chargées de vieilles poussières.
Sans parler des odeurs de cuisine qui m’invitent à un voyage sensoriel sur chacun des paliers.
Au contraire de Marion qui assimile mon trouble à un handicap lourd, je considère plutôt celui-ci comme une réelle opportunité de faire un minimum d’exercice. Comme une chance d’agrémenter ma vie citadine, qui ne me laisse par ailleurs que peu de temps, par la pratique d’une activité physique.
Sans hésiter un seul instant, je lui abandonne bien volontiers les salles de gym bondées, les ronds sous les aisselles et les odeurs de pieds dans des vestiaires humides, pour me sculpter des jambes et un fessier de rêve par la pratique du step en milieu naturel.
J’ai même, à force d’entraînement, acquis une certaine endurance, si bien que, quand il m’arrive de retrouver Marion en ville, après mon service, et de l’inviter pour venir prendre un thé à la maison, je peux sans difficulté suivre le rythme de sa montée plan-plan par la voie dite « de l’ascenseur » en m’attaquant à celle plus physique dite « de l’escalier. » La seconde tournicotant autour de la première, et la cage de l’ascenseur n’étant pas complètement hermétique aux sons, nous pouvons même sans gêne poursuivre notre conversation.
Une situation d’ailleurs en tout point identique à celle que je connais quand je rentre des courses, mes sacs à provision – moins prolixes que Marion, il est vrai – ne m’attendant que quelques secondes dans l’antre de la vieille mécanique une fois arrivés à bon port, tandis que je termine d’avaler deux à deux les marches du dernier niveau.
En fait, les seules vraies conséquences de mon manque d’intérêt pour les vies intestines de notre vieil ascenseur se situent autour de ma vie sentimentale.
A ce jour, en effet, je n’ai pas trouvé l’homme susceptible de comprendre pourquoi je lui proposerais obstinément une randonnée de moyenne montagne juste avant de l’inviter à faire des galipettes dans mon refuge d’altitude.
La plupart de ceux qui me raccompagnent chez moi dans le mutuel espoir de plus qu’un dernier verre en cas d’affinités, finissent par m’abandonner lâchement à la porte de mon immeuble dès lors que, contrainte par la proximité de l’obstacle, je me résigne à leur expliquer mon trouble. Ils trouvent toujours alors un prétexte futile pour aller tenter leur chance, j’imagine, auprès de filles moins névrosées et tourner définitivement les talons.
Il y en a bien eu un pour me laisser un soupçon d’espoir en acceptant avec entrain l’idée de se rendre à mon appartement au moyen des escaliers. Mais il s’est avéré en fait être bien plus malade que moi, son obsession à lui étant visiblement de détrousser les filles qu’il raccompagne, à cru et sans autre forme de préliminaires, sur les marches du premier entresol.
Il a finit gisant comme un lépreux, après un coup d’escarpin taille 38 dans les noisettes, tandis que j’établissais un nouveau record de l’escalade jusqu’au cinquième en solo intégral…
Là, les insultes obscènes de ce dément ont plu comme à Gravelotte. Un florilège à base de « va te faire foutre, pétasse » et autres « Si j’te choppe un jour, j’te refais les nichons à la pince à riveter » dont je n’ai pas cherché à connaître l’origine. Il devait être mécanicien auto, du moins, c’est ce que j’ai supposé.
Quoi qu’il en soit, il avait en rayon une sacré ribambelle de mots doux qui, en résonnant dans la cage d’escalier, n’ont pas dû manquer de faire les choux gras de la rombière du second, laquelle n’en demande pas autant pour médire sur son voisinage en général, et sur moi en particulier.
Celle-là, quand elle n’a pas un œil dans l’entrebâillement de sa porte, c’est qu’elle est rivée à sa fenêtre pour surveiller la rue. Rien de ce qui se passe dans le quartier ne lui est étranger.
Je n’ai même pas été surprise d’apprendre, quelques temps après mon emménagement, que la première fois qu’elle m’avait vue, c’était déjà parce qu’elle m’épiait à travers le judas de sa porte d’entrée, tandis que, à peine expulsée par l’ascenseur suite à ma douloureuse expérience, j’essayais de regrouper mes miettes, recroquevillée en position fœtale sur le paillasson de son voisin de palier.
C’est donc grâce à elle que m’a collé dans l’immeuble, depuis le premier jour et pendant très longtemps, la réputation d’une junkie défoncée à je ne sais quel produit illicite.
Avouez que c’est injuste, moi qui n’ai même jamais fumé, et qui n’ai jamais rien sniffé non plus, du moins rien d’autre que de la colle Cléopâtre de mes années de collège, un produit que personne ne compte, je pense, au rang des substances dangereuses.
Bref, ces quelques digressions pour en revenir au fait que l’ascenseur de l’immeuble est hors-service et que je m’en réjouis.
J’en vois déjà qui imaginent mon ravissement être en rapport avec l’état de frustration dans lequel cette panne plongerait mes différents voisins.
Les pauvres, je compatis plutôt. D’autant qu’ils ne sont pas tous comme la mégère du second. Je les aime bien, même, pour la plupart d’entre eux, en dépit de notre différence d’âge.
J’en vois d’autres qui supputent que je verrai en cette contingence une réelle opportunité de dépasser les boîtes aux lettres du hall d’entrée au bras d’un homme sans que celui-ci ne batte lâchement en retraite. Sans ascenseur, j’en conviens, il n’aurait pas d’autre alternative : ce serait l’escalier obligatoire, sans être contrainte d’en passer par de répulsives explications.
Une situation qui, de surcroît, me donnerait l’occasion de soumettre l’élu au test du colimaçon et de déterminer ainsi le niveau de risques pris, à vivre en sa compagnie, et notamment celui de me retrouver avec un lot non souhaité de piercings artisanaux dans les aréoles de mes seins que je trouve pour tout dire très bien sans.
Franchement ! Profiter des dysfonctionnements de l’ascenseur pour inviter un prétendant chez moi, vous ne trouvez pas que ce serait un peu comme d’attendre une grève du contrôle aérien pour vendre à un pigeon sa vieille maison d’Orly.
Taire, c’est déjà mentir, même si, c’est vrai aussi, le mensonge a parfois ses vertus. La tentation est grande, en effet, de faire ce tout petit mensonge dans le seul but de conduire cet homme à me connaître mieux, et, s’il m’aime vraiment, de lui faire accepter cette légère imperfection chez moi. Ce défaut tellement insignifiant que je le tolère moi-même. Il est même possible, après quelques semaines de vie commune, qu’il finisse par le trouver mignon ! Un amoureux transi ne dit-il pas de la femme qu’il aime qu’elle a une coquetterie dans l’œil alors qu’il apparaît évident à tous ceux qui la croise qu’elle louche comme un sonar ? Mais non ! J’ai des principes. Ce serait tromper sur la marchandise et je ne mange pas de ce pain-là.
Je veux qu’on m’aime telle que je suis, sans avoir à cacher l’insignifiante singularité qui me donne mon charme si personnel. Je veux que mon prétendant sache dès le départ que je suis incapable de passer plus de dix secondes dans un ascenseur ou dans tout autre espace confiné sans finir dans un état cataleptique irréversible. Une raideur à trouver la justice bien flagada.
Il est préférable qu’il oublie sur-le-champ l’idée de vouloir me faire l’amour dans un lieu trop étriqué, à commencer par les ascenseurs, les vieux congélateurs ou même les coffres à jouet. Encore moins un clapier, on n’est pas des lapins…
Et quand le célibat me pèse, je me rassure en me disant que je trouverai bien un écolo intégriste, un amoureux des grands espaces ou un sapeur-pompier à qui mon état conviendra parfaitement.
Pour en revenir au fait que ma claustrophobie n’est pas un handicap si lourd, il y a bien tout de même une situation du quotidien durant laquelle je me sens, comment dirai-je, très… très bête.
Celle-ci survient rarement, car je mets tout en œuvre pour en minimiser l’occurrence. Mais quand cela m’arrive, je dois bien l’admettre, j’ai le sentiment de vivre un de ces moments de honte qui font que même émettre un prout intempestif au nez de la sage-femme qui vous accouche, ça n’est rien à côté.
Cette situation concerne pourtant une activité à laquelle vous et moi nous soumettons plusieurs fois par jour. Une activité basale, à ce point primitive que la métaphore communément admise pour la qualifier est de « satisfaire un besoin naturel. »
Eh oui, vous me voyez venir, les toilettes, appelés aussi à juste titre les petits coins, sont bien souvent ce qui se fait de pire en matière de confinement ! Et les géants qui se plaignent de ne pas pouvoir y plier leurs abattis n’ont pas idée de la chance qu’ils ont de simplement pouvoir fermer la porte derrière eux.
Dans mon appartement, je n’ai pas ce problème. Ceux-ci sont dans la salle de bains qui se trouve être, pour Paris, de dimensions honnêtes, suffisantes en tout cas pour m’épargner la venue d’une crise. Pensez donc, c’est Versailles, il y a même une fenêtre !
A l’hôpital où je travaille, j’ai également trouvé la parade. J’avais repéré, avant même de signer mon contrat, l’endroit qui me conviendrait. Il s’agit d’un cabinet de toilettes normalement réservé aux personnes handicapées, mais après tout, je le suis bien un peu, et le premier qui ose seulement me faire une remarque, je lui crève les pneus de son fauteuil roulant…
Non, c’est quand je suis invitée chez des amis que là, c’est un réel problème.
Un problème auquel je n’ai trouvé, après l’avoir tourné dans tous les sens, que deux formes de solutions.
La première : prévoir. Boire peu, de manière fractionnée, et ne jamais sortir de chez moi sans faire un petit détour par Versailles. Une parade efficace, dont les effets sont néanmoins limités dans le temps.
La seconde : assumer, quand le temps de la première est malheureusement révolu. Et là encore, je n’ai que peu d’alternatives possibles :
Soit j’ai le temps matériel de retourner chez moi, et de revenir à la situation une, soit je suis contrainte par le temps, obligée de prendre des risques, et me résigne à uriner sur place. Ce qui ne s’envisage alors qu’en quatrième vitesse et avec la porte ouverte, préférant de très loin subir le déshonneur d’être surprise par quelqu’un, plutôt que d’être confrontée une fois de plus aux conséquences paralysantes de ma claustrophobie.
Un moment de honte est d’ailleurs vite passé, même s’il est difficile, je peux en témoigner, de faire comme si de rien n’était, de siffloter innocemment en regardant en l’air, quand le jeune homme charmant que vous aviez remarqué plus tôt dans la soirée vous surprend sans le vouloir la petite culotte aux chevilles en train de vous déhancher comme une danseuse du ventre pour inviter le jet à frapper la porcelaine plutôt que l’eau du siphon, histoire d’en atténuer le bruit.
Car si une chose est certaine en ce monde, c’est que l’image que je venais alors de lui donner n’avait pas dû lui évoquer celle de la vouivre en baignade avec le clapotis discret et romantique d’un cours d’eau de montagne en arrière fond sonore.
Il m’avait bien surprise en train d’uriner la porte ouverte dans les toilettes de nos hôtes, et s’il ne m’a pas prise pour une folledingue à interner sur-le-champ, il a dû me juger suffisamment secouée pour interrompre sans préavis les attentions prévenantes qu’il avait eu à mon égard jusqu’à cet incident.
Dommage, il était bien mignon.
J’ai été bête, j’aurais du demander à Marion de faire le guet. Quitte à passer pour une cinglée, autant que ce soit aux yeux de ma meilleure amie.
Voilà, en quelques anecdotes, le court résumé de ce qui fait ma vie.
Je m’appelle Julie Pincemaille, j’ai vingt-cinq ans, je suis infirmière à l’hôpital La Riboisière, et bien que je m’en amuse, tout ce que j’entreprends m’est dicté plus ou moins directement par cette envahissante phobie.
Je vois un psychanalyste, bien sûr.
Un homme discret, qui à ce don précieux de savoir écouter, et je dois avouer que ça me fait énormément de bien de pouvoir me confier.
Mais, en même temps, j’ai le sentiment diffus qu’il ne sait pas trop quoi faire et n’attend que le moment où remontera l’histoire tellement glauque, l’odieux souvenir d’enfance à ce point enfoui qu’il expliquerait à lui seul la genèse de mes troubles actuels.
Je ne sais pas, moi, les punitions à répétition d’une marâtre cruelle multipliant les enfermements injustes dans le cagibi sans lumière situé sous l’escalier. Ou encore, les gestes déplacés d’un beau-père qui m’aurait trop souvent invitée à le suivre à la cave pour y chercher ses litrons de gros rouge.
Sauf que, j’ai beau chercher, des couleuvres comme celles-là, dans mes souvenirs de gamine, il n’y en a pas la queue d’une.
Pas de belle-mère acariâtre, aucun beau-père alcoolique aux gestes déplacés. Je ne suis ni Cendrillon, ni Peau d’Ane.
Au contraire, j’ai plutôt eu une jeunesse sans histoire, petite fille sans problème, travaillant bien à l’école, aimée de ses parents et de ses sœurs, appréciée par ses institutrices et par ses camarades.
Une existence si lisse et bien rangée que j’en étais venue à me dire que je m’étais peut-être progressivement laisser aller vers cette névrose afin d’offrir à ma vie le relief dont elle aurait pu manquer.
Mais mon psy m’a dissuadée de considérer cette hypothèse, fidèle à cette idée qu’il y a toujours un trauma, ou même plusieurs entremêlés, à l’origine de tels comportements.
Alors, avec son aide, je continue de creuser. Et quand je lui ai raconté l’épisode qui va suivre, on a bien cru tenir une piste, mais mon trouble étant bien antérieur à cette petite tranche de vie, nous en avons conclut tous deux qu’il ne peut pas en être l’origine. Tout au plus l’aura-t-il renforcé.
J’étais en classe de première, et l’histoire touche à ma première expérience amoureuse, un flirt avec un garçon de seconde qui, dans l’empressement de ses quinze ans, ne m’a pas bien fait mal.
Dans mon souvenir, l’affaire était d’ailleurs mal engagée avant même de commencer.
La scène débute dans le garage d’un pavillon de banlieue transformé à la hâte en dancing. L’unique boule à facette renvoie les reflets de trois spots de couleur sur la salle dont la décoration évoquerait assez l’ambiance d’une station du métro parisien qu’on aurait voulu travestir en hôtel de passe. La soirée déguisée marque la clôture des fêtes du carnaval. Les copines, toutes superbes, minaudent aux bras de délicieux éphèbes. La plupart d’entre elles affichent dans la transparence de leurs toilettes vaporeuses des velléités à l’abandon lascif sur une épaule musclée, pour la fin de leur nuit. Pour l’heure, sur des rythmes endiablés, une armée de Zorro fait virevolter le harem des Esméralda dans une chorégraphie, ma foi, plutôt enthousiasmante. Les belles au bois dormant rendent la pareille à des princes d’Egypte dont les muscles saillants roulent sous une peau bronzée. On s’aguiche, on se frôle, on frétille comme un banc de sardines au soir du grand frai.
On se croirait dans un film de David Hamilton, mais sur un scénario de Reiser…
Pour ma part, travestie en Peggie la cochonne par les bons soins de ma mère, je ne peux prétendre qu’aux restes. Dans une robe rose satinée, qui me saucissonne façon rosette de Lyon, je savais, avant même de venir, que j’avais peu de chance de toucher autre chose qu’un lot de consolation.
Et pour ne pas passer la soirée chevillée sur ma chaise, je dois donc me résoudre à répondre aux œillades borgnes d’un capitaine crochet pas très net, ou alors, au ouink-ouink du jeune frère de notre hôte, une sorte de bébé phoque, tout juste sorti de sa phase de sevrage.
De plus près, l’haleine du pirate me parait encore plus suspecte que sa conversation. Et comme j’ai un peu peur qu’il ne m’excise de son moignon chromé, dans un geste qu’il aurait voulu tendre, je finis par opter pour le bébé phoque. Une façon comme une autre, somme toute, d’exprimer publiquement ma sympathie pour les mouvements de protection des espèces animales en voie de disparition.
Après quelques échanges salivaires peu convaincants lors d’une série de slows – les lamentations des scorpions germaniques répondant aux complaintes des aigles californiens – nous sortons prendre l’air. Sans doute enivrés par nos excès de Pshiiit orange, et parce que nous sommes quand même un tout petit peu là pour ça, nous convenons de nous déniaiser de concert.
Il ne reste plus qu’à trouver l’endroit propice à nos ébats, mais, bien qu’évoluant en terrain connu, mon bébé phoque a toutes les peines du monde pour trouver le petit bout de banquise qui siérait à nos recherches d’horizontalité. Les canapés du salon sont déjà pris d’assaut par les couples les moins pudiques. Les chambres de l’étage ressemblent aux plages de la Méditerranée au mois d’août, bikinis non compris. L’accès même à sa chambre, une sorte de panière géante pour peluches en tout genre, nous est interdit par un Mickey bougon lequel, agenouillé devant Blanche-Neige, ne frétille pas que des oreilles sous les jupons de la belle. Nous voyant hésiter sur le pas de la porte, il finit par sortir un bout de sa moustache des dentelles de la brune pour nous gueuler un ‘’foutez le camp, nom de dieu, voyez bien qu’la place est prise ! ‘’
De dépit, nous nous rabattons vers une pièce aux dimensions ridicules, une sorte de cagibi servant d’annexe à la cuisine. Comme pour répondre à l’appel des grands froids, ma peluche des pôles ne m’a pas trouvé nid plus douillet pour nos premiers ébats que le flanc du frigidaire… Sans doute pour me réchauffer, ses mains pétrissent tour à tour, mon échine, ma rouelle, ma poitrine, tandis qu’il me colle la truffe sur le groin pour me rouler une pelle à faire pâlir de honte un engin de chantier. Plus bas, je sens ses mains fureter, non sans hésitations. Je me demande un instant s’il a bien le mode d’emploi tandis que, continuant de creuser une tranchée dans mes gencives à l’aide de son appareil dentaire, les extrémités de ses nageoires s’acharnent sur je-ne-sais-quoi, à hauteur de mes genoux. Mais c’est en fait pour défaire quelques-unes des ficelles à rôti de ma robe dernier chic.
Il n’est pas très habile, mon petit morse, ne sachant pas plus comment s’y prendre pour me déparer ensuite de mes derniers effets. Il faut dire que l’endroit ne nous laisse une liberté de mouvement que toute relative. Le frigo, à lui seul, prend les deux tiers de l’espace. De part et d’autre, de frêles étagères débordent de produits d’épicerie en tous genres et réduisent encore notre rayon d’action. A hauteur de mes yeux le rayonnage des produits du petit déjeuner, sucre, confiture, chocolat en poudre, lait concentré sucré… Juste en dessous, une seconde tablette où l’on trouve sel, poivre, et différentes épices, les bouteilles d’huile et de vinaigre, un pot de moutarde à l’ancienne, un autre de cornichons, déjà vide aux trois-quarts. A mes pieds, un sceau en plastique rouge sur lequel sèche une serpillière usée jusqu’à la trame. Egalement dans mon champ de vision, quelques manches à balai dont les capacités érectiles sont, ma foi, plus probantes que celles de mon ours polaire.
Dans ce confinement, à force de contorsions multiples, il continue néanmoins tant bien que mal de me déshabiller. Pour garder mon équilibre – je redoute de finir à califourchon sur le seau en plastique – je me retiens d’une main crispée à l’étagère aux condiments. Ma peluche me regarde avec cet air penaud que prennent les intellectuels devant le capot ouvert d’une voiture en panne. Le temps me parait long, et j’en profite pour parfaire l’inventaire des réserves locales en produits d’épicerie. Presque plus de sucre, pas de farine, plus que quelques cornichons dans le bocal de vinaigre… A l’intention de la maîtresse de maison, la mère de mon équarrisseur en l’occurrence, j’aurai pu sans problème dresser la liste des prochaines courses.
Quand je suis enfin délardée, mon lionceau de mer en fait de même pour lui, délaissant sa fourrure dans de grotesques gesticulations. Il me fait l’impression d’un animal que l’on écorche vif. Je vous épargne l’épisode du capuchon de caoutchouc qu’il enfile, avec l’aisance que vous imaginez, de ses moignons de mammifère marin sur sa paresse pénienne, et j’en viens directement aux faits.
En dépit de son apparente mollesse, il me pénètre sans mal, et sans même une effusion de sang, si bien que je n’ai pas eu tout à fait l’impression de mentir quand j’affirmais quelques mois plus tard à celui qui l’a suivi sur la liste de mes prétendants que j’étais toujours vierge. Il me besogne assidûment, une bonne vingtaine de secondes, avant d’être parcouru par une série de spasmes qui démontrent, s’il en était besoin, l’infériorité de l’homme sur l’animal. La fulgurance du coït, l’exiguïté de la pièce, notre différence de taille, l’étagère à laquelle je m’agrippe et qui branle au rythme de nos gesticulations, menaçant à tout moment d’éjecter un pot à épices ou une bouteille de vinaigre, une foule de facteurs m’empêchent de partager son plaisir, qui tout en étant fugace n’en est pas moins réel. Pour tout dire, encore aujourd’hui, quand j’imagine une relation sexuelle, je ne peux éviter l’image de ces cornichons flottant dans leur vinaigre, ballottés sur la frêle étagère à laquelle je me retiens, et qui suivent malgré eux les mouvements oscillants de nos brefs ébats.
J’espère que lui en a gardé un souvenir moins acide. En même temps, se taper la Peggie des Muppet’s, ça n’a pas du lui arriver tous les jours.
Ce que je sais par contre, je ne l’ai appris que plus tard par des voies indirectes, c’est qu’il a laissé dans l’aventure la moitié de son patrimoine. Une torsion testiculaire, résultat de nos exercices de cirque dans le cagibi de la cuisine, l’aurait paraît-il réduit au statut de cyclope.
Voilà.
Un souvenir de plus envoyé en pâture à mon psy, qui ne m’a pas semblé, au sortir de la séance, être certain de bien savoir vraiment quoi en conclure.
Alors, de séance en séance, je continue de m’épandre, même si cela ne vous dit toujours pas pourquoi je me ravis de la panne de l’ascenseur.
Bon d’accord ! J’arrête mes digressions et vous raconte pourquoi je suis dans un tel état d’allégresse.
Il se trouve que j’ai croisé ce soir le technicien venu au chevet de notre grand malade. C’est un de ces délicieux éphèbes, grand, fort, et délicieusement musclé, de ces play-boys tout droit sortis d’une publicité pour un parfum de marque ou une boisson gazeuse. Vous savez celle où le type en jeans et marcel blanc pose son casque de chantier pour descendre une bouteille de soda devant un pool de secrétaires en extase pendant leur pause café.
Hé, les filles, pas touche, je l’ai vu le premier !
Or, ce n’est pas la première fois que je rencontre ce beau garçon. La première, c'était à la maison de repos où ma grand-mère a passé ces derniers jours, pour faire face à ce que les médias politiquement corrects nomment une "longue maladie".
Ce jour s'avéra être d’ailleurs celui de ma dernière visite à mon aïeule de son vivant. La santé de mamie allait de mal en pis. Son corps ne lui obéissait plus depuis bien des années et si elle avait lutté jusque-là, courageuse, sans jamais renoncer, ce jour-là, il m'apparut cruellement qu'elle avait lâché prise.
J'étais pourtant arrivée plutôt guillerette en milieu de matinée. Nos échanges étaient toujours très riches. Ses propos étaient parfois emprunts d'un peu de nostalgie, mais jamais aigrelets, et encore moins fielleux. Certaines personnes âgées, voyant se rétrécir avec le temps le champ de leurs capacités, se vengent sur leur entourage proche. Les voisins de couloir, la famille, le personnel soignant. Grand-mère, non. Sans doute parce qu’elle avait aimé la vie plus que de raison et qu’elle continuait de le faire, même si celle-ci ne la livrait maintenant qu'avec parcimonie. D’ailleurs, les plaisirs que la vie lui offrait, cette grande dame nous les rendait au centuple par les histoires qu’elle nous contait. Ah, ça ! Aucun doute, elle avait ce talent, ce don rare, de savoir raconter. Elle trouvait toujours la bonne tonalité, le meilleur éclairage, pour faire que de toutes petites choses prissent dans sa bouche, par le caractère universel dont elle les parait, un nouvel intérêt.
Je vis bien vite ce matin-là que quelque chose ne tournait pas bien rond. Quand j'entrai dans sa chambre, elle me parut si terne, ratatinée sur son fauteuil en skaï. Elle semblait rabougrie comme une pomme flétrie, torturée par les ans comme un vieux cep de vigne. Plutôt coquette, elle prenait soin d'habitude de me recevoir une fois sa toilette faite et toujours habillée. Là, son regard était triste, ses traits étaient tirés, et ses cheveux défaits lui donnaient des allures de folle. De miséreuse, plutôt, dans cette chemise de nuit sale et froissée. Plus surprenant encore, elle ne fit rien pour entretenir le flux de notre conversation. Elle qui d'habitude profitait de chacune de mes visites pour me conter un nouveau chapitre de ce qu’elle appelait elle-même la fabuleuse histoire de sa toute petite vie, elle se taisait cette fois, étrangement muette et résignée.
A mon initiative, je lui fis un brin de toilette. Elle parut ressentir un immense soulagement quand je lui passai un gant de toilette humide et chaud sur son visage tiré. Je l’habillai ensuite de sa robe châtaigne, regroupai ses immenses cheveux blancs en un généreux chignon, puis tentai, en la calant avec des oreillers, de l’installer plus confortablement sur l’unique fauteuil de sa chambre. Je m’assis sur son lit, essayai de l’égayer en lui narrant ma semaine, mon week-end en Sologne, les poêlées de chanterelles et les marrons grillés, mais je vis bien qu’elle ne m’écoutait guerre. Une absence que je pris par la suite comme une preuve tangible de son renoncement.
Après une demi-heure de ce triste monologue, je lui proposai une promenade dans le parc de la résidence. Elle accepta l’idée. L'automne était bien installé. La fraîcheur de cette journée d'octobre me fit craindre pour sa santé. Aussi, l'emmitouflai-je dans une couverture bien chaude après qu'elle fut assise sur son fauteuil roulant. Une fois à l’extérieur, je la poussai sur les allées du parc. L’air froid et sec nous mis du rose aux joues. Un rayon de soleil caressait les pelouses sur lesquelles des colchiques perçaient en différents endroits. Un peu plus loin, dans un coin à l’écart, un jardinier faisait brûler un immense tas de feuilles. Mais c’était bien trop loin pour que nous puissions de là où nous nous trouvions apprécier les crépitements du feu. Seule la plainte feutrée des feuilles mortes sur lesquelles je poussai le fauteuil, soulignait notre silence, à toutes deux.
Ce fut pourtant bien ce bruit qui sortit grand-mère de son récent mutisme :
- Amélie, ma petite…
- Oui, grand-tante.
- Entends-tu le bruit que font les feuilles sur lesquelles nous roulons ?
- Oui, j’aime bien.
En mon for intérieur, je m’en moquai un peu, mais je fus néanmoins ravie de la voir enfin sortir de sa torpeur. Je la laissai poursuivre :
- Ce bruit m’imprègne d’un sentiment mêlé. Il me rappelle mon enfance à Alès, les journées de septembre, lorsque nous nous rendions dans les jardins publics de la ville, avec ma mère et mes jeunes sœurs, pour traîner nos bottines parmi les couches épaisses des feuilles fraîchement tombées aux pieds des marronniers ou des platanes des parcs.
Je buvais ses paroles avec délectation.
- Il me renvoie aussi le souvenir prégnant des si belles couleurs de ces feuilles, ces jaunes flamboyants, ces rouges bigarrés, ces fauves chatoyants, et que nous regroupions, mes camarades et moi, pour en offrir de pleins bouquets à nos mères respectives.
Le voilà, le vrai visage de ma grand-mère, me disais-je en l’écoutant religieusement. Celui de cette conteuse formidable qu’elle a toujours été. Quel dommage qu’elle n’ait jamais écrit.
- Mais ce bruit me renvoie également à la grande fragilité de leur condition, poursuivit-elle, ces feuilles sont déjà mortes, ou seulement en sursis. Elles sont à ce point desséchées que l’on pourrait les anéantir d’un simple geste, les mettre en miettes, les réduire à l’état de poussière rien qu’en serrant le poing.
Du plaisir initial de l’entendre parler, mes sentiments se sont lentement mués en une profonde tristesse.
- Et regarde, si l’on fait un petit peu attention, si l’on s’amuse à retirer le limbe pour ne plus conserver que leurs seules nervures, ces feuilles peuvent facilement être réduites à l’état de squelettes…
Comme j’avais écouté mon aïeule, je ne m’étais pas vraiment aperçue que nous nous étions rapprochées du jardinier et de son feu. Une épaisse fumée blanche montait dans l’air froid de l’automne. Au-dessous, les flammes crépitaient, enveloppant les monceaux de feuilles mortes de leur douce chaleur.
Puis, avec la plus grande sérénité, elle conclut :
- Julie, ma petite fille…
- Oui, grand-tante.
- Ma fin est proche, tu sais. Ta mère s’y opposera, mais je compte sur toi pour que l’on m’incinère.
Je ne pus me retenir de pleurer tandis qu'elle regardait les flammes détruire les derniers vestiges de son passé.
Je pensai devoir passer le restant de la journée avec une boule au ventre, mais Antoine, le beau garçon de l’ascenseur, m’avait évité cette torture. Tout comme il soigne le nôtre, il prenait également soin des montes-malades de la maison de retraite où ma grand-mère résidait. Après que j’eus ramené celle-ci dans sa chambre, de retour dans le couloir, tandis que j’approchai de lui sans vraiment m’en rendre compte, en proie à d’affreuses idées noires, il m’adressa la parole, barrant de ses bras le passage censé mener vers la cabine :
- Désolé, mademoiselle, mais l’ascenseur est en maintenance pour l’après-midi.
Je ne comptais pas le prendre, de toute façon, mais perdue dans mes pensées, j’étais passée devant les escaliers sans les prendre. Le fait qu’il me parla me ramena à la triste réalité, ce qui me fit venir les larmes aux yeux sans que je puisse lutter contre.
Il s’en aperçut et ajouta, pour détendre l’atmosphère :
- Ben voyons mademoiselle, c’est pas si grave que ça, deux étages, c’est à peine quelques volées de marche… En plus, c’est en descente…
- Ce n’est pas ça, vous pensez bien, c’est cette visite que je viens de faire à ma grand-mère. Son état de santé ne nous laisse plus véritablement d’espoir…
- Jamais facile d’accompagner un être cher au cours de sa fin de vie.
- Je devrais pourtant être habituée, j’en vois tous les jours à l’hôpital.
- Infirmière ?
- Service de traumatologie à l’hôpital La Riboisière.
La conversation s’était poursuivie, et de fil en aiguille, comme c’était l’heure de sa pause, il m’avait invitée à venir prendre un café dans un bar non loin de la maison de repos. J’avais accepté.
Il avait commandé un café noir pour lui, un thé pour moi, et ayant déjà passé la matinée loin de Versailles, je dus m’éclipser à la hâte pour retourner dans mes quartiers avant la situation ne soit plus sous contrôle.
Dans mon empressement, je l’avais salué si vite nous n’avions pas eu le temps ne serait-ce que d’échanger nos numéros de portables, si bien que nous ne nous sommes jamais recroisé, et c’est pourquoi je loue autant les caprices de l’ascenseur sans qui nous ne nous serions sans doute jamais recroisés.
Pour tout vous dire, quand je l’ai vu lundi, je l’ai vu sans qu’il me voit, tandis qu’il s’afférait sur la machine, mais je n’ai pas osé l’aborder et suis partie, penaude, vers ma cage d’escalier.
Il était sensé revenir vendredi, selon les dires de la concierge que j’ai croisée le lendemain. Aussi, depuis, je me prépare à notre nouvelle rencontre, afin que celle-ci se passe comme je le souhaite.
Et si je suis tellement joyeuse, c’est qu’il devait revenir vendredi, et que vendredi c’est aujourd’hui. ‘’
***
Voilà pour ma contribution fictive. Quand à celle concernant la mise en perspective avec la vie réelle de notre belle Julie, j’ai expliqué à tous dans un long monologue, que je n’avais pas pu réaliser un portrait plus fidèle de celle-ci, puisqu’elle avait catégoriquement refusé de me raconter quoi que ce soit sur son passé.
Puis, me tournant vers elle, j’ai sans doute outrepassé mes droits de maître du jeu en lui assénant ceci :
- Est-ce que tu te souviens du portrait rapide que je faisais de toi, lors de notre première rencontre ?
- Julie : la généreuse, l’amour incarné, la gentillesse à l’état pur. Julie, qui aime les choses simples, du genre balade à la campagne, tartines de pain beurré… Julie, qui rêve d’avoir des enfants, de se faire réveiller le dimanche matin par sa horde de petites têtes blondes en chemises de nuit et pyjamas, déboulant dans la chambre, qui pour un câlin avec maman, qui pour un tour en avion avec papa. Ça, c’est la Julie telle que je la pressens, telle que je rêve de la voir. Celle qui a des rêves et des espoirs, celle qui a confiance en l’avenir. Car, en fait, et tous en conviendraient sans doute avec moi pour te le dire, ta vie n’est pas dans ce registre, et se trouve je ne sais pas exactement où, mais plutôt du côté des destins tragiques que toi, comme tous les autres avez imaginés pour le personnage de Lucie de nos différentes contributions. Certains événements de ta vie n’ont même peut-être rien à envier aux épreuves que vous tous avez fait connaître aux personnages que vous avez imaginés.
- Je sais que je vais mettre les pieds dans le plat, que tu risques de m’en vouloir, mais quoiqu’il te soit arrivé, je crois vraiment que nous, tes amis proches, pouvons sans doute t’aider, simplement en t’écoutant nous en parler.
- J’en profite au passage, Julie, pour te remercier ou te demander pardon, à toi de choisir, d’avoir été, à ton insu, l’instigatrice de cette joute littéraire. Il y a eu jusque-là une sorte de tabou, une forme d’interdit qui a fait que personne n’a osé s’attaquer au problème de front, mais, en dépit de notre amitié, ou plutôt en son nom, je ne peux plus me taire.
- Je m’explique : plus j’y pense, plus il me paraît évident que l’idée de cette expérience littéraire m’est venue -de manière inconsciente, je pense- principalement, voire uniquement, à cause de ces éléments de ta vie que tu cherches obstinément à nous cacher. Ces événements qui, voyant avec quelle force ils t’ont marquée, ne laissent aucun de nous indifférents, même si ce que nous vivons, est sans doute sans commune mesure avec ce que, toi, tu as subi, au cœur de la tempête.
- Quoi qu’il en soit, il m’apparait que je devais ressentir alors, que le meilleur antidote, dans cette situation, était finalement qu’on expulse tous, et toi la première, cette histoire sur une feuille blanche.
- Le reste ne fut que prétexte et si le livre n’est perçu demain, dans le monde de l’édition ou par la critique, que comme un ramassis de conneries sans aucun intérêt littéraire, et qu’il n’est jamais publié ou limité aux seuls étals de quelques librairies bienveillantes, il aura au moins eu pour fonction de servir de thérapie pour nous cinq.
- Pour nous quatre, il semble effectivement que ça finisse par être la cas, parce qu’il nous est forcément plus facile que pour toi, d’exorciser cette histoire qui ne nous concerne que parce qu’elle t’implique. Nous ne sommes finalement que des spectateurs impuissants, éclaboussés par l’écume, certes, mais épargnés par la lame.
- Pour toi, le chemin sera sans doute plus long. Pour autant, j’ai senti dans tes écrits, à la fois toute la détresse dans laquelle tu te trouvais hier, mais aussi toute la volonté que tu mets à vouloir t’en sortir aujourd’hui. Personnellement, je n’ai aucune crainte. Au contraire, je suis convaincu que tu réussiras.
- Si toi, tu doutes encore, relis-nous, relis-toi et tu verras que nous avons tous été marqués par ce que tu nous tais : les destinées tragiques imaginées pour nos différentes Lucie en sont le criant reflet. Et quand bien même les interdits m’ont empêché d’établir jusque-là le lien entre leur vécu et le tien propre, je ne doute pas un instant qu’elles sont à l’image de ton passé, comme toi, tu ne dois pas douter de notre compassion.
- Si tu relis les différentes nouvelles, tu verras que finalement tu en es le principal personnage, et que mettre des mots sur ton histoire secrète en est le thème central : les différents rôles proposés à ton personnage dans nos nouvelles expriment la plus grande des fragilités, et sont de ce fait des personnages centraux, par l’attention qu’on leur apporte. On les bichonne, on cherche à les aider, simplement parce qu’on les aime et qu’elles le méritent…
- Tu y verras aussi que tous ces mêmes personnages reçoivent la promesse de lendemains heureux, à commencer par le tien. Lucie passe même d’un récit à un autre, pour que d’une situation sans retour, comme sa mort en montagne, elle renaisse sous les traits de sa fille, qui deviendra boulangère en Ardèche. Certes pour celle-ci, la vie ne lui fait pas non plus que des cadeaux, mais on s’en rendra compte, quand elle arrive enfin dans le récit de Marion, elle finira, elle aussi, par connaître de meilleurs lendemains…
- Néanmoins, tout n’est pas résolu, même pour nous, même pour moi, puisque depuis près de deux ans, aucun de nous n’a eu le courage de t’en parler directement. Alors, aujourd’hui, je me lâche et j’exprime, pour nous tous j’en suis certain, ce que nous avons si souvent retenu. Nous souffrons de ta souffrance. Nous soufrons de ne rien pouvoir faire pour toi. Nous avons souffrons de ne pas savoir ce qui s’était passé, et d’imaginer que ton enfer puisse un jour s’ouvrir de la même façon sous nos pieds. Nous souffrons de ne pas oser t’en parler. Nous souffrons de ne pas te demander de nous en parler. Encore maintenant, je suis persuadé que nous culpabilisons de te voir souffrir quand, dans le même temps, nous vivons pleinement nos vies. Alors, je te le dis : Nous pouvons faire avec toi un morceau de cette route, si tu acceptes de nous parler ; si tu acceptes de mettre des mots sur ta peine, pour qu’ils sortent enfin et que nous t’en déchargions, pour une part au moins. Veux-tu bien, comme l’a fait ta Lucie avec ses jeunes amis devant les images de la mission Apollo, nous raconter ce qui fait une boule dans ton ventre, veux-tu bien, un à un démêler les nœuds de cet amas sans nom ?
Dans mon roman à moi, elle aurait acquiescé, m’assurant qu’il était temps de crever enfin l’abcès. J’ai même dû imaginer qu’elle pourrait me remercier de lui avoir donné la force d’oser enfin passer le cap… Alors, elle nous aurait raconté son histoire, et j’aurai pris des notes, ce qui m’aurait permis de justifier par la suite, combien les parallèles entre sa vie et celles des personnages de Lucie étaient limpides, comme écrits à l’avance. Elle serait sortie de cette aventure, peut-être pas complètement guérie, mais au moins sur la voie de la rémission, et moi, j’aurais tenu là, la meilleure des chutes pour notre livre, pour cette fable de la thérapie par le stylo, du soutien psychologique de la feuille blanche…
Au lieu de ça, elle m’a lancé :
- T’en veux, du fait divers, dans le genre banal et sordide à la fois ! Va dans la salle d’attente de ton médecin, prends n’importe quel torchon affichant Claire Chazal topless en couverture et t’en trouveras douze par page. Le mien, je peux te le servir, si c’est vraiment ton trip mais vite fait, parce qu’après, faudra que j’aille gerber. OK ?
- C’était il y a deux ans, en région parisienne. Un connard, que j’aimais bien pourtant ¾ un peu comme toi, en fait ¾ me met en cloque, se met minable dans une soirée et nous met contre un arbre avec sa caisse pourrie, le jour même où d’autres lobotomisés de sa trempe envoyaient leurs avions sur les tours de New-York. Bilan : il a fini à la morgue et moi aux urgences, par chance pour quelques contusions seulement. Sauf que quelques jours après, impuissante, j’ai vu la Faucheuse s’en prendre de nouveau à la vie, celle qui essayait malgré tout de pousser dans mon ventre. Tu crois vraiment qu’il y a de quoi en faire un roman ?
Après quoi, elle m’a jeté un regard des plus noirs, elle qui, pourtant, a des yeux dont l’azur vous invite à plonger dans les mers caraïbes.
Elle s’est levée posément, elle a embrassé tout le monde, Marion d’abord, puis Thomas et Antoine, ne négligeant que moi. Alors, elle s’est dirigée vers le hall d’entrée, d’où elle m’a envoyé avec indifférence :
- C’est toi qui devrait voir un psy, Arthur, c’est pas moi la malade…
Après quoi, elle est sortie sans même claquer la porte. Je suis resté comme un couillon et la séance a tourné court. A bien y regarder, il semble qu’à la suite de cette initiative, notre roman soit destiné à suivre le même chemin.
***
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