Regarder l’invisible
Le Big-Bang, la croissance de l’univers
Sentir l’imperceptible
Les phéromones, les électrons dans l’air
Entendre l’inaudible
Les messages du vent, les plaintes de la terre
Toucher l’incoercible
Le carmin de l'été, la pâleur de l'hiver
Goûter l’insipide…

Ecrire, c’est tendre un fil entre le monde et l’indicible.








3 – Le grand saut (Antoine)





‘‘Quand le fémur a cédé, Antoine a esquissé un sourire. L'os a fait le bruit d’une coquille de noix quand on l’écrase sous une bonne grosse godasse.
La sentence est sans appel : la jambe, à mi-hauteur, part de biais, esquive la ligne droite qui devrait la conduire normalement vers le sol. L'image qui lui vient est celle d'un jouet cassé, d'un pantin désarticulé, abandonné au fond du jardin par un gosse sans scrupule après une séance de torture.
La seule vue de pareille blessure provoquerait des hauts le cœur chez tout être doué d’un minimum de compassion, mais lui, il a toutes les peines du monde à retenir un fou rire...
C'est allé un peu vite, certes, trop en tous les cas pour qu’il puisse en profiter pleinement, mais l’essentiel est là : le choc fut puissant, le handicap sera certain, la rééducation longue et difficile... Il n’y est pas allé de main morte, et les conséquences vont même au-delà de ses premiers espoirs. Seul bémol, la fracture ne parait pas ouverte, ce qu’il trouve presque dommage. Il manque au tableau le goût sucré du sang, l’odeur acre de la peur.
Dans ce temps suspendu, il éprouve un étrange sentiment de bien-être, à entendre et réentendre le craquement fatal, quand l'os a fini par céder sous la pression trop forte. Ecœurant pour beaucoup, le bruit résonne en lui à plusieurs reprises et annonce à chaque fois le départ d'une course de frissons fabuleux luttant à perdre haleine le long de son échine pour gagner son cortex. Il est tout à fait sûr de n’avoir pas éprouvé une telle sensation de bien-être depuis bien longtemps. Une jouissance qui confère, il n’en disconviendrait pas, à une forme certaine de déséquilibre psychique.
Bruit des coquilles de noix quand elles éclatent sous la chaussure, bruit des coquilles d’escargots qu’il écrasait gamin, d'une semelle indolente et cruelle.
Plus jeune, par temps de pluie, il a sans doute éprouvé ce genre de plaisir un peu malsain - écouter le bruit que peut faire la mort - tandis qu’il réduisait en bouillie ces malheureux gastropodes. Les voir ramper plus bas que terre sous leur futile carapace comme pour implorer sa clémence suffisait à éveiller ses plus morbides instincts. Volonté inconsciente de comprendre la vie en commençant par la prendre, gratuitement, à ces escargots qu’il devait juger, du haut de ses dix ans, aussi inutiles qu’inoffensifs. Réaction logique, somme toute, que celle du gamin qui cherche, à travers l'expérience, à parfaire sa connaissance du vivant, à voir de ses propres yeux les conséquences de ses actes et, dans le cas présent, à conclure que la mort est un phénomène aussi aléatoire (pourquoi justement cet escargot là ?) qu’injuste ( et pourquoi pas, d’ailleurs ?).
Plaisir indicible de laisser sur sa route ces sépultures verdâtres, ces flaques de vomis, mousseuses comme des rivières polluées, à mi-chemin entre le glaviot et l'huître. Fierté enfantine de laisser derrière lui ces petits tas érigés sur le chemin du retour de l'école comme pour symboliser l'apprentissage de ce nouvel acquis.
Combien d’escargots sur l'autel des sacrifices pour apprivoiser enfin l'idée que la vie est un trésor inestimable ?
Mais revenons au présent tableau dont le personnage central est cet homme estropié, en proie à une intense douleur. Tout autour, le décor offre un contraste saisissant avec la scène centrale. L’endroit est bucolique, et même presque romantique. Un de ces tableaux champêtres que les impressionnistes se délectent à croquer : un verger au printemps, quand l'herbe est d'un vert tendre, quand les cerisiers croulent sous leurs fruits déjà mûrs, quand d’autres variétés moins précoces se parent de mille fleurs, quand les oiseaux s’en donnent à cœur joie et volent dans les ramées comme des larrons en foire. Un soleil matinal darde ses premières lances sur ce jardin des délices. De ses rayons mutins, il fait disparaître les dernières perles de rosée comme le ferait un magicien de quelques colombes blanches. Les fleurs du printemps, l'herbe tendre, la terre encore humide, toute la végétation exhale ses délicates fragrances. L’ensemble donne un mélange complexe, aux notes de sous-bois et de fleurs des champs, digne des plus grands parfums.
Dans cet écrin de verdure, inondé de lumière par un soleil prodigue, la seule ombre au tableau, c'est cet homme immobile, pendu la tête en bas, les yeux perdus dans l’infini azur du ciel, la jambe entortillée au barreau de son échelle de bois comme un vieux cep noueux autour de son tuteur. L’homme souffre le martyre, mais affiche pourtant un sourire radieux.
Et cet homme, c'est lui. Antoine Denériaz.
Il a mal, mais il rigole… De lui-même, de son inconséquence, de la situation…
Car, plus que la douleur, si Antoine est heureux d’être pendu par la cheville comme un jambon dans son fumoir, c’est qu’il ne voit en la circonstance que le temps libre qu’il vient de s’allouer.
Il venait pour cueillir un panier de cerises. En tongs sur le plus haut barreau de l'échelle de bois, rendu glissant par la rosée matinale, est arrivé ce qui devait arriver. Son appui s'est dérobé. Sa jambe droite s’est coincée entre deux barreaux tandis que son corps basculait en arrière. Pris en porte à faux, le fémur a cassé net. Au moins son infortune lui a-t-elle interdit de descendre plus bas, et de se rompre le cou. Il en profite pour tordre celui de quelques idées reçues : cette fracture est une providence. Elle vient de faire voler en éclat les carapaces qui l’enferment dans un quotidien trop subi, pas assez maîtrisé.
Au-delà de la douleur, le sentiment qui l’étreint, c’est la joie. Ce plaisir simple de s’être offert ainsi six mois pour lui tout seul. Trois mois d'hôpital, au bas mot, plus trois de rééducation, ce qui fait au total une demi-année de temps libre...
Six mois loin des spirales gluantes d'un quotidien dans lequel il s’empêtre. Six mois pour faire le point, pour mettre par écrit les histoires qui l’habitent, les récits qui le hantent, pour assouvir enfin ce besoin d’écriture, cette exigence qu’il réprime à tort depuis bien trop longtemps.
Six mois pour explorer de nouvelles voies, loin de celles qu’il n’emprunte plus que par la force de l’habitude.
Six mois pour goûter enfin au plaisir de l’écriture. Six mois pour faire pousser les mots autour de ses béquilles.
Au loin, la mélodie d’un negro spiritual s’échappant des platines d’une maison voisine semble appuyer la bénédiction que cet instant de grâce lui inspire. ‘’Keep me every day’’ fait le refrain d’un premier gospel, avant que celui d’un second ne dise ‘’Go down, Moses’’, ce qu’il faudrait aussi qu’il fasse… Il décide de profiter de l’instant encore quelques minutes avant d’accepter l’idée de sortir de sa félicité. Jusqu’à la fin du morceau se dit-il, même s’il hésite encore quand le suivant commence, la musique du voisin ayant basculé sans préavis de cette reprise d’Armstrong à une chanson sortie du Livre de La Jungle, le dessin animé de Disney, lui rappelant qu’il en faut peu pour être heureux.
Son unique regret : le panier de cerises lors de son premier vol, avait une incidence beaucoup trop forte par rapport au sol dans son approche finale. Le crash était inévitable. Conséquences, le clafoutis n’est plus qu’un rêve, seules les fourmis en sont fort aises.
Mais, pour l’heure, il n’en a cure, car même si Baloo continue de l’enjoindre à se satisfaire du nécessaire, ce qu’il lui faudrait surtout, c’est trouver une solution pour descendre de cette maudite échelle qui le laisse là, planté dans le cerisier comme la fusée du vieil Hugo dans l’œil droit de la lune.’’


***

Antoine m’étonnera toujours. Peu disert, à ce point introverti, parfois même tellement déconnecté du monde qui l’entoure que je n’aurais pas parié grand-chose sur sa capacité à nous entrainer dans son monde fictif. Et pourtant, il l’avait fait, du moins pour ce qui me concernait, car sans hésitation, je ne pouvais dire autre chose que j’avais été embarqué, invité à le suivre.
Bon d’accord, cela restait très concret, sans trop d’efforts de transposition, puisque le personnage qu’il s’était choisi reflétait son passé récent à plus de cent pour cent. Lui aussi venait, suite à un accident de moto, de subir une opération assez lourde, qui le clouait dans un fauteuil roulant pour quelques mois encore.
Pas véritablement de travail d’abstraction, donc, un réalisme de bon aloi, mais à des années lumière de ce à quoi je m’attendais : d’Antoine, qui est par ailleurs lui aussi l’auteur d’un manuscrit de trois cents pages pour sa thèse de doctorat, sur un sujet aussi technique qu’improbable, je m’attendais plutôt à ce qu’il nous serve un texte un peu fade, pas franchement inspiré, ce qui n’était pas le cas.
Tout le monde vous dirait qu’il a l’esprit scientifique davantage que la fibre littéraire. Dans son domaine, c’est même ce qu’on appelle une tronche, à un tel point qu’il me semblait impossible qu’il ait pu conserver une seule connexion dans son réseau de neurones pour un autre dessein que celui de servir la science. Il avait même prévenu qu’il n’aimait pas franchement ce jeu, et j’avais préjugé à tord qu’il aurait du mal à nous suivre. Je pensais même qu’il serait nécessaire que nous le soutenions. Après sa prestation, j’étais convaincu du contraire.
En attendant, les autres restaient sans voix, sans que l’on puisse vraiment savoir s’ils étaient emballés, comme moi, ou au contraire s’ils n’avaient pas véritablement apprécié. Personne ne savait trop quoi dire, et ce fut finalement Antoine, lui-même, qui relança les débats :
- Oui, je sais, c’est pas bien folichon, mais je suis pas vraiment doué dans ce genre d’exercice.
- Déjà, tu joues le jeu, et c’est bien l’essentiel.
Julie était intervenue avec son ton maternel coutumier, cette bienveillance enveloppante qui la caractérise, comme si elle voulait chercher à l’excuser auprès des autres, posant même sa main sur celle d’Antoine, comme pour le réconforter.
- Vous rigolez, j’espère, perso j’ai adoré.
Marion, avec son assurance habituelle, imposait son point de vue, coupant court au débat, ne laissant pas de place à l’expression d’une opinion différente de la sienne.
Aussi personne ne renchérit, pas plus moi que les autres, mais moi pour d’autres raisons.
Je prenais quelques notes.
Les autres auraient pu croire que j’en profitais pour finir mon propre récit, moi qui faisais toujours tout à la ramasse, ce qui aurait expliqué aussi pourquoi j’avais souhaité intervenir en dernière position, histoire de trouver le temps de boucler ma nouvelle, mais ce n’était pas le cas.
Ma nouvelle était écrite depuis des lustres, et même jusqu’à sa chute et en réalité, et ces notes, je les prenais sur les histoires de chacun, notes que je destinais à servir de base à mes futures contributions pour les séances à venir. Antoine, assis juste à côté de moi, l’avait peut être remarqué, mais, vidé ou bien seulement déçu par sa prestation, il n’eût pas la présence d’esprit de me demander pourquoi je faisais preuve d’autant de zèle dans ce rôle de secrétaire. Je ne fis rien pour le lui préciser, car, pour tout dire, je souhaitais réserver mon effet de surprise pour la seconde partie de soirée, celle dévolue à la discussion et au vote final.
Peu après, Julie reprit la parole pour introduire sa propre histoire. Lorsqu‘elle la commença, elle avait encore, dans un geste qu’ils jureraient tous deux être seulement amical, la main posée sur celle d’Antoine.



***


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