Regarder l’invisible
Le Big-Bang, la croissance de l’univers
Sentir l’imperceptible
Les phéromones, les électrons dans l’air
Entendre l’inaudible
Les messages du vent, les plaintes de la terre
Toucher l’incoercible
Le carmin de l'été, la pâleur de l'hiver
Goûter l’insipide…

Ecrire, c’est tendre un fil entre le monde et l’indicible.








19 - La mer de la tranquillité (Julie)




‘‘ Le mois de juillet 1969 avait offert aux vacanciers, en Ardèche au moins, de belles et chaudes journées, pareilles à ces chichis qu’on vous vend dans un cornet en papier, un peu plus au sud, sur les plages de l’Hérault ou des Bouches du Rhône. Des journées bien brûlantes, enrobées de sucre qui craque sous les dents et qui fait les lèvres toutes collantes, mais aussi interminables, semblables les unes aux autres, presque écœurantes, à la longue. Six journées avaient passé ainsi depuis la fête nationale, depuis ce 14 juillet où Thomas et Marion s’étaient livrés à une reconstitution de la prise de la Bastille dans une version tout à fait personnelle…
Six belles journées, donc, pendant lesquelles, aux heures les plus chaudes, les vacanciers les plus courageux étaient partis jusqu’à la rivière pour y trouver un peu de fraîcheur. Quelques autres, sur la place du village, avaient seulement cherché à se protéger du soleil de plomb en se tenant dans l’ombre des platanes, sirotant une boisson fraîche et économisant les gestes. Seuls quelques rares enfants, apparemment insensibles à la canicule, s’étaient animés autour des tables, dans des jeux de leur âge. Leurs aînés avaient attendu le début de soirée pour s’éveiller un peu. Comme les jours précédents, ce 20 juillet encore, ne verraient les parties de pétanque s’organiser que sur le coup de cinq heures, quand les ombres s’étireraient et que l’air deviendrait enfin respirable.
En attendant, pour ceux qui ne faisaient pas la sieste, l’activité majeure restait de suivre à la radio, les derniers kilomètres des coureurs cyclistes sur les routes du Tour. Cette année toutefois, l’intérêt de la compétition était quelque peu réduit par la suprématie incontestée d’un seul athlète, ce jeune Eddy Merckx - un coureur belge en plein devenir - qui était en tête au général depuis la sixième étape et qui monopolisait tous les classements. En effet, en plus du maillot jaune, il aurait également dû porter le vert du classement par points et celui à pois rouge du prix de la montagne. Avant même le dernier Contre La Montre de ce jour, il avait course gagnée, et enfoncerait le clou en remportant cette ultime étape, comme il l’avait fait à cinq reprises déjà, lors de cette édition, notamment lors des autres rendez-vous individuels de Divonne les Bains et de Revel. Autant dire que si l’hégémonie du jeune coureur belge était indiscutable, le suspens, lui, n’était pas à son comble. Ses premiers poursuivants, Pingeon et Poulidor, compléteraient néanmoins le podium, ce qui permettrait de consoler les plus chauvins, parmi les supporters français.
Arthur, à même la terre battue de la place, au pied de la fontaine, jouait avec un camarade de son âge. Ecoutant la course à la radio, ils faisaient évoluer en direct, à l’aide de petites figurines à l’effigie des coureurs, les positions des leaders dans cette dernière étape les menant de Créteil à Paris La Cipale. Au gré des informations données par les journalistes sportifs qui commentaient l’étape, ils positionnaient les maillots distinctifs sur la route fictive qu’ils avaient dessinée sur le sol.
A la terrasse du café, un groupe, moins intéressé par la petite reine, devisait sur l’autre sujet du moment. On commentait, articles de journaux à l’appui, les dernières péripéties du voyage des astronautes américains, partis à la conquête de la Lune. Ceux-ci avaient décollé de Cap Canaveral, pour cette onzième mission Apollo, le 16 juillet, soit quatre jours auparavant. Ils s’étaient mis en orbite autour de la lune le 19 et s’apprêtaient cette nuit à en fouler le sol. Quelques-uns, aux tables alentour, faisaient preuve d’un réel enthousiasme à l’idée de passer la nuit à regarder les images en noir et blanc, retransmises par la chaîne nationale. D’autres, dont un couple installé dans un camping alentour, se plaignaient de ne pas avoir de poste de télévision pour suivre l’événement en direct.
En ce dimanche après-midi, Lucie aussi, se retrouva à la terrasse du Bar des sports, pour y laisser passer le temps et bavarder devant une boisson fraîche. Sitôt après qu’elle eut fermé la boulangerie, aux alentours de treize heures, elle vint s’y installer. Elle y mangea une salade, puis, délicieusement installée face au soleil pour profiter pleinement des plus chaudes heures de la journée, elle attendit que sa jeune amie puisse se libérer du service, pour discuter entre filles. Un peu plus tard, effectivement, après avoir donné la main à son père pour l’habituel coup de feu du déjeuner dominical, Marion finit par la rejoindre. Elles bavardèrent toutes deux, de choses et d’autres, comme elles le faisaient souvent. En règles générales, elles se contentaient d’aborder des sujets peu importants, ces questions que l’on soulève en boucle sans risque de trop se mettre à nu. Allez savoir pourquoi, elles dévièrent, ce jour-là, vers des thèmes un peu plus personnels.
Ce fut Marion, la première, qui engagea la conversation sur les Etats-Unis, réagissant aux propos de la table voisine qui continuait de vanter les mérites de la mission Apollo. De l’actualité, elles en vinrent petit à petit à échanger des idées plus générales sur ce pays, et, à n’en pas douter, elles avaient un point de vue totalement différent. La discussion en fut presque animée.
La première faisait preuve d’une admiration sans faille, et ne tarissait pas d’éloges pour cette nation si jeune, si active, berceau de la lutte pour la liberté et les droits de l’homme. La seconde, moins docile, approuvait certains points, mais pointait aussi du doigt les oubliés, les laissés-pour-compte, voire les sacrifiés de leur système. Quid des Indiens ? Quelle vie pour les minorités noires ou latinos? Pourquoi un tel bourbier au Viêt-nam ? La conversation, tout en restant cordiale, n’en était pas moins animée, chacune avançant ses arguments comme autant de pions sur un échiquier. Ceux de Lucie ne manquaient pas de piquant, cherchant à démontrer à sa cadette à quel point cette dernière était, sans même qu’elle s’en rende compte, imprégnée par la culture américaine depuis sa plus tendre enfance. Fille de l’après-guerre, comment d’ailleurs, aurait-il pu en être autrement ? Selon Lucie, Marion était, comme tant d’autres de leur génération, un produit dérivé de l’Amérique, un consommateur du rêve américain, savamment distillé par les grandes compagnies commerciales pour mieux pouvoir le vendre sous la forme de leurs produits, arrivés en France en même temps que les GI’s sur les côtes normandes, tels que le chewing-gum, le bas Nylon ou le livre de poche. Marion, en parfait soldat de la guerre commerciale que menaient les Etats-Unis contre le reste du monde, s’habillait de Jeans et de T-Shirt, au grand dam de ses parents qui la préféreraient en robe, arrosait de ketchup et de boisson gazeuse tout ce qu’elle mangeait, pensait cinéma à travers Hollywood, spectacles via Broadway,… bref, elle avalait tout ce que l’Amérique lui proposait, le bon et le moins bon, sans plus vraiment de sens critique.
Les convictions prenant le pas sur l’argumentaire, elles restèrent néanmoins toutes les deux sur leur position et la partie fut sans vainqueur. Le match nul fut définitivement scellé quand elles abordèrent le registre musical, où elles trouvèrent un semblant de terrain d’entente. Marion, en effet, se distinguait des jeunes de sa génération, qui, selon les âges, n’avaient d’autres choix que de se bercer aux chansons des dessins animés de Walt Disney ou de se trémousser sur les tubes d’Elvis. Elle était pour sa part plus sensible au blues et au gospel, ces styles originels, dans lesquels elle puisait sa force et sa joie de vivre. Depuis trois ans, d’ailleurs, elle se rendait régulièrement à Alès pour retrouver quelques passionnés comme elle et chanter le gospel. Les répétitions, un soir par semaine, conclues par quelques rares concerts d’été, dans les églises de village, la comblaient davantage que toute cette sauce insipide, selon elle, qu’on leur envoyait dans les émissions de hit-parade, à la radio ou à la télévision. De son côté, Lucie appréciait, avec ses chants, la paix intérieure qu’ils savaient lui apporter et dont elle avait besoin, elle qui y voyait l’héritage culturel des souffrances de tant d’autres pour l’espoir de ceux qui restent. ‘‘

***



Notes prises en séance :

- Arthur : T’es pas très tendre avec les ricains. C’est l’actualité qui t’a inspirée pour écrire cette partie ?
- Julie : Ben… Depuis le début, je voulais parler des premiers pas sur la Lune.
- Arthur : C’est pour ça que t’avais situé ton histoire en juillet 69 ?
- Julie : Oui… Et entre temps, Baby Bush part en guerre contre l’Irak, comme l’avait fait son père douze ans avant lui. Pour virer un dictateur, certes, mais en bafouant le droit international, et en laissant l’impression que les véritables raisons ne se trouvent pas dans un sentiment altruiste envers le peuple irakien…
- Antoine : C’est le moins qu’on puisse dire…
- Julie : Bref, je me suis sentie un peu coincée, obligée d’écrire sur les Etats-Unis alors que j’en avais plus vraiment envie et vous pouvez imaginer quel mal j’ai eu à le boucler, ce chapitre !
- Antoine : Je connais ça ! Ça fait plaisir, de plus se sentir tout seul !
- Julie : J’ai bien cherché un palliatif mais je n’allais pas faire vingt pages sur le Tour de France, non plus ! C’est pas vraiment mon truc ! Alors j’ai laissé allé ma plume et il est sorti ça…
- Marion : Guerre ou pas, de toute façon, c’est pas les Américains qui sont en cause, c’est seulement la poignée d’intégristes qui leur sert de gouvernement.
- Antoine : Ouais, encore qu’à bien y regarder, on se demande quand même si le problème des Américains, c’est pas qu’ils se croient, d’une manière générale, supérieurs et indispensables partout… et surtout là où ça les arrange.
- Arthur : Le vrai problème, si tu regardes bien, c’est que c’est un peuple violent, aux méthodes primaires, pour pas dire primales… Elle a raison, Lucie… Et ça a toujours été comme ça : la conquête de l’Ouest, ça a donné le génocide indien ; la fin de la seconde guerre, deux bombes H sur des populations civiles, et d’ailleurs, plus pour en mettre plein la vue aux Russes que pour réellement mettre fin au conflit, parce que pour beaucoup, la guerre était déjà gagnée ; c’est dans leurs gènes, ils font parler la poudre avant et ils écoutent après… Du coup, il n’y a plus personne pour leur répondre…
- Julie : c’est pour ça que finalement je l’aime bien, cet épisode des expéditions lunaires américaines. C’était une conquête de plus : celle de l’espace, pour marquer une fois de plus leur hégémonie face au bloc de l’Est, mais au moins ils se sont battus à la régulière. Et en plus, ils nous ont fait rêver !
- Marion : Ouais ! on les préfère comme ça, nos amis ricains…

***



‘‘ Thomas rejoignit les filles à la terrasse du café en milieu de soirée. Elles avaient passé l’après-midi à bavarder, puis, l’heure tournant, avaient dîné en terrasse. Lui, rentrait d’un match de football, que son équipe avait perdu, mais durant lequel il avait encore brillé. L’autocar l’avait déposé au stade d’où il revint à pied. Marion, qui regardait à l’opposé, ne le vit pas arriver. Approchant dans son dos, il l’enlaça par surprise, attrapant ses hanches de ses mains de géant, de part et d’autre du dossier de sa chaise, baissant la tête pour poser de délicats baisers sur sa nuque comme autant de perles qu’il aurait enfilées à un collier imaginaire. Après un mouvement initial de stupeur, Marion répondit par un frisson à peine contenu et dégagea son cou pour mieux se le faire manger.
- Ne la boulotte pas tout entière, lui dit Lucie avec un sourire complaisant, j’ai encore besoin d’elle !
- Qu’est-ce vous faites ? s’enquit Thomas.
- J’apprends à Lucie un gospel qu’elle aime beaucoup, lui répondit Marion, qui, dans le même temps, se retourna vers lui pour lui rendre un baiser.
Entre elles, sur la table, un carnet de chant aux pages toutes cornées était ouvert sur la partition de ‘‘Nobody knows’’, un standard repris en son temps par Louis Armstrong.
- Celui qu’elle t’a chanté avant-hier soir, à la terrasse du bar, avait poursuivi Lucie de sa voix cristalline. J’ai avoué à Marion l’avoir entendu, par ma fenêtre ouverte, et être tombée sous le charme de la douceur mêlée à la force de ce chant, mélange délicat de tristesse et d’espoir…
- Tu sais, ce qui serait bien, reprit Thomas, c’est que tu nous fasses un petit récital ! Regarde tous ces gens à la terrasse du café, ils feraient un public comblé ! Rien qu’avec Lucie et moi, il t’est déjà conquis ! Tiens, il y a même Antoine, là-bas ! Il pourrait t’accompagner à la guitare…
En effet, à une table voisine, Antoine Subria conversait avec le père Berthelot. Antoine est instituteur au village. Il était aussi dans l’équipe municipale, à la commission culturelle notamment, et passait beaucoup de temps à organiser les différentes festivités du village, pour égailler quelques soirées d’été et attirer les touristes. Passionné de musique, il était lui-même un excellent guitariste et improvisait régulièrement un bœuf avec les groupes qu’il invitait pour les animations estivales.
Sans avoir attendu la réponse de Marion, Thomas le héla pour lui proposer ce concert improvisé. Chacun savait au village qu’Antoine était secrètement amoureux de Lucie, laquelle le tenait gentiment en respect, et personne, surtout pas Thomas, ne se serait permis de les inviter à une même table. Là, il avait agit sans réfléchir et ne s’aperçut de sa bourde que lorsqu’il croisa les yeux de sa patronne qui lui lançait un regard, de ceux qu’elle réservait d’habitude aux gamins qu’elle prenait sur le fait, en train d’essayer de piquer des bonbons dans la boutique. Cependant le mal était fait et, après qu’Antoine fut revenu de l’école avec sa guitare, ce dernier s’installa à leur table et arrêta avec Marion la liste des morceaux avec lesquels ils entameraient la soirée.
Dès la première chanson, un cercle se fit autour d’eux. Les gens assis aux tables voisines étouffèrent peu à peu leurs discussions pour mieux les écouter. Quelques rares bruits de verres donnaient à l’ensemble une ambiance de piano-bar. Petit à petit, le cercle s’élargit, avec de nouveaux groupes qui arrivaient des rues alentour pour la promenade de fin de soirée. Un jeune touriste blond, avec un fort accent allemand, ou hollandais peut-être, s’invita même pour les accompagner de son harmonica.
Marion, la voix un peu tremblante sur les premières mesures, avait pris progressivement de l’assurance, et sa prestation aurait fait honneur à son maître de chorale, le pasteur Johnson, s’il avait été là. Philippe Berthelot, le père de Marion, jubilait. D’abord, parce que la clientèle était nombreuse et que les commandes fusaient de toute part – il avait même dû rajouter des tables à la hâte – mais surtout parce que c’était sa fille unique, sa fille chérie qui était dans la lumière. Il répétait à qui voulait bien l’entendre, dans un mauvais jeu de mot, qu’il était fier comme un bar-tabac…
Marion alternait les blues avec des morceaux plus rythmés, invitant le public à l’accompagner en cœur ou bien encore à battre la mesure en tapant dans leurs mains. Le jeune Arthur, déjà couché, s’était relevé pour participer à la fête. Ses parents adoptifs avaient sortis des chaises pliantes pour suivre le concert depuis l’autre côté de la place. Le gamin, qui désirait être au plus près des artistes, s’était engagé plus avant, et avait même fini sur les genoux de Lucie qui le serrait dans ses bras aussi fort qu’elle pouvait. Ses yeux ahuris ne quittaient pas les doigts d’Antoine qui couraient sur les cordes avec la même agilité qu’une araignée sur sa toile. Dans son pyjama rayé de blanc et de bleu, le môme semblait tout droit sorti d’un pénitencier d’un Etat du sud des U.S.A., condamné à casser des cailloux au bord d’une route poussiéreuse ou bien encore cantonné aux travaux agricoles dans quelque champ de coton… De fait, il ne détonnait pas avec l’ambiance musicale de la soirée.
Leur récital décidé au pied levé dura presque deux heures, un temps bien assez long pour que Lucie change d’humeur et profite pleinement du spectacle. Elle fut tout simplement stupéfaite par la qualité de leur prestation. Eux qui n’avaient jamais joué ensemble auparavant, assuraient des enchaînements parfaits, grâce à de simples regards échangés. Emportée par cette musique, enthousiasmée par la prestation de sa jeune amie, elle s’était même surprise à trouver cet Antoine tout à fait drôle et sympathique, le regardant grimacer, les yeux mi-clos, sur un solo de guitare, alors qu’elle l’avait, jusqu’à maintenant, si souvent ignoré. Quand Marion mit fin au concert, en présentant d’abord ses deux musiciens d’un soir, lesquels eurent droit à une belle ovation, puis en remerciant les tables voisines d’un modeste signe de la main avant de se rasseoir, elle retrouva une Lucie parfaitement apaisée, étreignant toujours Arthur qui avait fini par s’endormir sur ses genoux.
Sitôt après le concert, les discussions aux différentes tables reprirent petit à petit. A la-leur, Marion, la voix enjouée, s’adressa à son amie :
- Ça te va bien ! dit-elle.
- Quoi donc ? questionna Lucie.
- Un enfant sur les genoux, reprit Marion. On sent que tu es faite pour ça.
Philippe Berthelot avait allumé le poste de télévision qui diffusait en direct les images de la mission Apollo. Les commentaires expliquaient qu’à bord du module, baptisé Eagle, Neil Armstrong et Edwin Aldrin avaient effectué leur descente et s’apprêtaient à sortir, tandis que, resté aux commandes du vaisseau principal, Michael Collins les attendait sur son orbite lunaire. Personne au bar n’avait visiblement l’intention de se coucher, et même si ce n’était pas dans les habitudes de la maison, il semblait que cette dernière resterait ouverte toute la nuit pour que chacun puisse suivre cette aventure hors du commun.
Lucie, les yeux perdus dans les images noir et blanc devant lesquelles, comme elle, tous les clients s’arrimaient un à un, répondit à Marion le plus calmement du monde.
- J’aurais dû, j’aurais même pu, sans doute ! Mais la vie en a décidé autrement. Tu le sais peut-être, - qui ne le sait pas, au village ? - mais mon mari est mort dans un accident de voiture, il y a quelques années…
- Oui, papa a dû me raconter ça, avoua Marion.
Après avoir marqué une courte pause, elle ajouta doucement :
- Et je comprends ta douleur, mais tu ne crois pas que tu devrais passer outre, maintenant ? Je ne te demande pas d’oublier, bien sûr, mais seulement de vivre avec. Te souvenir de ton passé ne doit pas t’empêcher de vivre le présent… dit-elle, d’une voix presque gênée.
Tandis que Marion parlait, elle se pencha en avant et prit les mains de Lucie dans les siennes, comme pour minimiser la portée des mots qu’elle venait d’avoir. Les garçons, quant à eux, essayaient de se faire encore plus discrets qu’ils ne l’étaient, mais malgré leurs efforts, il leur était impossible ¾ de grands gaillards comme eux ¾ de disparaître complètement sous la table...
Lucie, en guise de réponse, regarda d’abord sa jeune amie, longuement, avec une infinie tendresse, puis, elle lui répondit, en douceur. Les mots qui lui venaient, semblaient l’apaiser tout autant que les notes de musique qui l’avaient enveloppée tout à l’heure.
- Ce que tu ne sais pas, c’est que quand mon mari s’est éteint, j’avais un enfant dans le ventre…
- …
De l’autre côté de la terrasse, un groupe de plus en plus important s’agglutinait sous l’écran de télévision, où l’on continuait de découvrir les premières images de la Lune, et plus précisément de la mer de la Tranquillité. Puis on vit Armstrong, dans son encombrante combinaison spatiale, descendre l’échelle et poser le pied sur le sol lunaire, à 3 h 56, heure française, le matin du 21 juillet.
- …
- Un garçon, que j’ai choisi de laisser à la maternité parce que je croyais ne jamais pouvoir être à la hauteur, toute seule. Un bonhomme, dont je ne connais même pas le nom, qui a grandi dans je ne sais quel foyer et qui a fini dans je ne sais quelle famille. Un petit bout de chou, comme Arthur, que j’espère aussi heureux, mais qui de toute façon, devra vivre toute sa vie avec ses interrogations et ses frustrations… les seules traces de moi que j’ai pu lui laisser. Tout ça parce que je l’ai abandonné, parce que j’ai fait le mauvais choix, les yeux aveuglés par la douleur et la haine… Il n’y a pas un jour où je ne le regrette, maintenant…
- …
Aldrin rejoignit Armstrong un quart d’heure plus tard. Les deux astronautes passèrent plus de deux heures à marcher sur le sol lunaire. Ils y récoltèrent plusieurs kilogrammes d’échantillons, prirent des photographies et installèrent une expérience sur le vent solaire, un réflecteur de faisceau laser et un ensemble de dispositifs permettant de déceler une éventuelle activité sismique. Armstrong et Aldrin avaient également planté le drapeau américain, puis conversé par satellite avec le président Nixon.
- …
- Le pire, c’est que je n’ai même pas l’excuse de dire que je ne savais pas ce que je faisais, puisque j’ai personnellement grandi dans ce même sentiment d’abandon.
- …
- Oh ! Mes parents ne m’ont pas réellement délaissée, ils sont seulement morts avant que je puisse avoir des souvenirs. Mon père a été tué pendant la guerre, sur le plateau des Glières, avant même que je n’arrive au monde. Un héros de la résistance alpine, paraît-il… C’est sûrement vrai… Mais ça n’a pas consolé maman à l’époque, et ça ne me console pas plus aujourd’hui, de savoir qu’il est mort en martyr.
- …
- Quant à maman, elle l’a suivie peu après, la veille de mes deux ans… Disparue en montagne… On ne l’a jamais retrouvée. Comme souvenirs d’eux, j’ai pourtant toute leur histoire, dans un cahier que mes seconds parents ont bien voulu me transmettre, ainsi que cette alliance, celle de mon père, que maman avait accrochée sur ma chaîne de baptême. J’ai toutes les preuves de leur amour pour moi et malgré cela, je vis dans le doute permanent… Alors, imagine ce pauvre minot, ce gamin que j’ai abandonné, qui ne sait rien de moi, si ce n’est le jour et l’endroit où je l’ai laissé.
- …
Tout en continuant de fixer le petit écran, comme pour éviter de croiser leurs regards, Lucie leur raconta dans le détail les événements qui avaient marqué sa vie de manière indélébile, à commencer par sa petite enfance dans les Alpes qui avait débuté avec la mort de ses parents, dans des circonstances tragiques. De cette période, qu’elle estimait heureuse malgré tout, puisqu’elle avait été recueillie par un couple adorable, des amis de sa mère qui l’avaient élevée, chérie et aimée comme leur propre fille, elle ne pouvait s’empêcher de garder un souvenir mêlé de tristesse et de sentiment d’abandon. Abandonnée par son père, dont elle jugeait qu’il les avait laissées seules dans la guerre, lui qui était allé se battre pour mieux les protéger. Abandonnée par sa mère, morte dans des circonstances difficiles, assurément accidentelles, mais qui pouvaient lui laisser croire qu’elle avait préféré lâcher prise et se laisser avaler par la pente du malheur, plutôt que de s’agripper, d’assurer ses prises à la moindre anfractuosité d’amour et de bonheur, si infime fût-elle, avec elle, sa fille, à ses côtés. Elle avait poursuivi en rappelant son histoire plus récente, la mort de son mari et ce choix qu’elle avait fait d’abandonner leur fils, et avait compris, parce qu’elle l’exprimait pour la première fois, qu’elle n’avait reproduit, quand elle était devenue mère, que ce qu’elle avait si souvent redouté de vivre, quand elle était petite fille.
Elle termina, vidée, en ajoutant ces mots :
- Alors, ne m'en voulez pas, mes jeunes amis, si je ne vis pas toujours avec la même légèreté que celle que vous mettez dans votre amour naissant, mais avouez que jusqu'ici, je n'ai pas été épargnée…
- …
- Et toi, Antoine, pardonne-moi de t’avoir imposé cette bien triste séance, mais il faut croire que Marion et toi, avec votre musique, vous avez réussi à me mettre en condition pour exprimer ce que je n'ai gardé sur le cœur que trop longtemps.
- Tu es toute excusée, ma chère Lucie, et je suis un homme comblé si mes modestes talents ont pu t’apporter un peu de réconfort…
A la télévision, le commentateur expliquait qu’après leur sortie, les deux astronautes retourneraient à l’intérieur du module, où ils quitteraient leurs combinaisons et se reposeraient pendant quelques heures avant de décoller à bord de l’étage de remontée du module lunaire LEM, en utilisant la moitié inférieure — stationnée à demeure sur la Lune — comme pas de tir. Une fois arrimé au module de commande, l’étage de remontée serait largué après que ses deux occupants revenant de la Lune auraient pu rejoindre leur coéquipier resté en orbite. Le vol de retour d’Apollo 11 les ramènerait enfin, l’amerrissage de la capsule étant prévu le 24 juillet dans l’océan Pacifique, près d’Hawaii.
Pour l’heure, les deux astronautes couraient sous l’effet d’une gravité six fois plus faible que sur Terre et l’exercice semblait facile pour les téléspectateurs qui regardaient, au bar des sports du père Berthelot comme dans le monde entier, ces images retransmises en direct de la Lune. Un peu plus tard, en guise de conclusion, l’émission télévisée repassait les premiers pas de Neil Armstrong sur le sol lunaire, tandis qu’il prononçait ces mots, restés célèbres : « C’est un petit pas pour l’Homme, mais un pas de géant pour l’humanité. » Dans le même temps, Lucie, les yeux toujours rivés vers le petit écran, avait posé sa main sur celle d’Antoine, puis, l’avait attiré vers elle pour abandonner sa tête au creux de son épaule. Elle y pleura sans bruit, sans s’arrêter de caresser les cheveux d’Arthur qui dormait à poings fermés sur ces genoux. Contre sa poitrine, elle entendait le cœur d’Antoine faire des bonds à peine plus courts que ceux des astronautes. La voix tout aussi peu audible que celle d’Armstrong qui devait parcourir, elle, plusieurs centaines de milliers de kilomètres, avant de leur arriver, elle lui chuchota à l’oreille :
- Sais-tu que dans bien des années encore, les gens célébreront cette date du 21 juillet 1969 comme l’une des plus grandes aventures humaines de tous les temps ?
Puis, après lui avoir donné un baiser dans le cou, elle colla sa joue contre celle d’Antoine et, alors que tous deux continuaient de perdre leur regard sur les dernières images de la Mer de la Tranquillité, elle ajouta :
- C’est trop d’honneur qu’ils nous feront…’’

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