‘‘ Voilà bientôt vingt ans qu’Arthur travaillait pour Air France. Il y avait commencé sa carrière en tant que steward. Affecté aux moyens courriers, il avait d’abord effectué des rotations reliant les principales villes d’Afrique du nord et du Moyen-Orient avec la plupart des capitales européennes. Lors de ses escales, comme pour tous ses collègues, il dormait dans les chambres impersonnelles des hôtels situés aux abords des aéroports. A cette époque, il ne passait à Paris, où il habitait, que quelques jours par mois. Lors de ses brefs séjours chez lui, il avait à peine le temps de relever son courrier, de payer les factures, et d’aller voir sa mère, le temps d’un thé et de quelques gâteaux secs, avant de repartir vers Prague, Lisbonne ou Istanbul.
Il n’avait que dix-sept ans à la mort de son père. Anglais, ce dernier ne lui avait laissé pour tout héritage, qu’un sens de l’humour tout à fait britannique, fait d’une bonne dose d’autodérision et d’un soupçon d'impertinence, ainsi qu’un accent très honnête des quartiers de l’ouest londonien. A sa mère, qui n’avait jamais travaillé, le père n’avait laissé, en s’éclipsant trop tôt, qu’une pension trop maigre, si bien qu’Arthur s’était senti obligé de s’assumer le plus rapidement possible. Pour tout dire, il n’était pas vraiment doué pour les études, et cette entrée forcée dans la vie active lui permettait surtout d’abandonner le lycée sans perdre tout à fait la face devant sa mère qui aurait préféré sans doute qu’il embrassât une carrière d’avocat ou de médecin.
Comme il aimait les voyages, il avait postulé auprès des compagnies aériennes, espérant du métier de steward qu’il lui offrît les plus belles destinations aux quatre coins du monde. Son physique d’acteur hollywoodien et sa parfaite maîtrise de l’anglais lui avaient permis de se faire embaucher par la compagnie nationale.
Plus du tiers de ses trajets se faisant au départ de Paris, cela lui permettait de retourner de temps en temps voir sa mère, restée seule dans sa petite maison de banlieue.
Au début, Arthur avait aimé cette vie d’aventurier. Il avait profité comme tant d’autres de ses escales pour visiter les plus belles villes du globe. Il avait comme tant d’autres également, agrémenté sa vie de célibataire en multipliant les conquêtes. Des hôtesses de l’air bien sûr, sans distinction de compagnie, de race ou de religion – les différents équipages partagent souvent les mêmes hôtels et les histoires de sexe dans un Intercontinental dépassent largement la culture d’entreprise – mais aussi des filles d’un soir, rencontrées au hasard des bars ou des boîtes de nuit. Il avait été de ceux qui sont fiers de compter à leur tableau de chasse, des hôtesses de la Singapour Airlines, réputées pour être parmi les plus revêches ou de ceux encore, qui avouent ne plus prendre de plaisir à draguer les Australiennes de la Qantas, dont il dit qu’elles finissent au lit dès lors qu’on leur offre une bière…
Puis, après dix ans de cette vie où il avait visité les plus beaux sites touristiques au bras d’une parfaite inconnue, une de ces filles que l’on croise également dans le catalogue La Redoute, pages lingerie fine et dentelles, il s’était lassé de cette vie où l’on se croit libre parce qu’on est sans attache. Il avait demandé un poste au sol, et avait obtenu celui de chef d’escale à Marrakech.
Lorsqu’il avait accepté cette affectation, il ne connaissait de Marrakech que ses hôtels haut de gamme, principalement ceux situés sur la route de Casablanca, aux abords de la palmeraie. Le Tafilalet ou le Riyâd Mansour étaient le genre d’hôtels où il descendait, quand une de ses rotations passait par l’aéroport de Marrakech-Ménara. Il n’avait jamais pris le temps d’aller plus avant dans la ville, encore moins dans les campagnes alentour.
Cela faisait dix ans maintenant qu’il était établi au Maroc, et pas un jour ne passait sans qu’il se félicitât de cette décision. Les premiers mois, bien sûr, il avait manqué de repères, s’était perdu dans les ruelles de la médina, s’était fait arnaquer par les commerçants comme un touriste à peine descendu de son autocar. Puis peu à peu il avait pris ses marques et s’était mis à aimer profondément cette ville, ses habitants, ses différents quartiers. Les noms des rues, qui s’étaient moqués de son accent pincé, les premiers jours de son arrivée, lui étaient devenus peu à peu familiers. Il les avait fait chanter et rechanter dans sa tête, comme pour mieux les apprivoiser.
Djeema El Fnaa, Bab Doukkala, Bab Er robb,…
Petit à petit, les commerçants du marché s’étaient souvenus de ses habitudes, les gens des souks s’étaient mis à lui parler comme à un ‘’pays’’, en tous les cas plus tout à fait comme à un étranger. Marrakech était devenu sa ville. Il y marchait des heures, le long des remparts, à contempler les premiers contreforts de l’Atlas, ou bien en médina, à rire avec les gens du cru des touristes qui croyaient faire des affaires en obtenant demi-tarif sur un prix gonflé quatre fois avant la vente…
Il s’était d’abord étonné d’être si bien intégré, lui qui avait vu en France tant de personnes, issues des anciennes colonies, raconter leur malaise à se sentir étrangers où qu’ils se trouvent, à Paris ou dans leur pays d’origine. Puis il avait compris que ce n’était pas sa situation d’immigrant occidental dans un pays du Maghreb qui lui rendait la vie facile, mais bien son niveau de vie : un salaire européen, qui plus est grossi par les primes à l’expatriation, le plaçait au Maroc parmi les nantis, lui autorisant demeure de luxe dans les nouveaux quartiers de la palmeraie avec cuisinière et chauffeur, quand la plupart des gens ici n’avait même pas accès à l’eau courante.
Arthur avait rencontré Marion dans un avion, ce qui pour lui n’avait rien de très original. Il s’était rendu à Paris pour le Mondial de l’Automobile, et en rentrait le jour où elle, revenait à Marrakech pour s’y installer définitivement. Ils avaient conversé durant le vol. Cette jeune fille, fatiguée par sa vie parisienne, qui venait se reconstruire ici, lui avait renvoyé sa propre image quand, dix ans auparavant, il avait emprunté presque le même itinéraire. Ils avaient ce même petit bout d’histoire en commun, si ce n’était que Marion connaissait déjà très bien le Maroc pour y avoir passé le plus clair de son enfance.
Il lui proposa tout de même son aide, afin de lui faciliter son installation. Il avait quelques amis dans l’administration locale, et pouvait lui simplifier certaines démarches. A la fin du voyage, tandis que l’avion roulait sur la tarmac de l’aéroport, il lui avait proposé de profiter de sa voiture pour se rendre en centre-ville. Elle avait accepté. Il l’avait déposée tout près de la place Djeema el Fnaa en lui laissant sa carte de visite et en lui faisant promettre de le joindre si elle rencontrait une quelconque difficulté dans son installation.
Quelques jours plus tard, elle l’avait appelé pour lui demander de l’aider à obtenir les lignes téléphoniques de son ‘Mouse Café’. En un temps record, elle avait repéré puis loué le local approprié, fait faire les travaux nécessaires, électricité, décoration, avait réceptionné le matériel informatique qu’elle avait fait venir de France, mais elle bloquait sur l’obtention des lignes. Arthur avait passé quelques coups de fil et l’affaire fut définitivement réglée une fois qu’elle eut versé les bakchichs nécessaires pour accélérer les choses. Elle l’avait remercié en l’invitant à l’inauguration, quelques semaines plus tard.
Arthur n’avait jamais touché à un ordinateur de sa vie, et Marion dut lui rabâcher les principes de base espérant qu’il puisse ainsi se débrouiller pour les opérations les plus basiques. Elle s’était demandé comment il avait fait, pendant toutes ces années, pour réussir ainsi à éviter l’informatique, ne serait-ce que par obligation professionnelle, mais il avait toujours eu, parmi ses collaborateurs, des gens doués et attentionnés, ce qui lui avait permis de passer outre. Avec le temps, il avait perçu l’intérêt de l’informatique, d’Internet et de ses messageries, mais n’avait jamais pu franchir le pas. Il était certes d’une génération électrifiée, mais pas encore de celle qui est née avec une micro puce à la place du cerveau. Marion l’initiait donc. Elle se délectait de le voir taper avec un doigt, cherchant sur le clavier où pouvait bien se cacher le @, quand il devait entrer une adresse E-mail. Quand il venait au café pour surfer ou visiter un nouveau site, elle l’aidait beaucoup, riait souvent, se moquant gentiment de lui.
Plus tard, elle avait trouvé en Antoine un allié de poids, pour aider Arthur à ne pas s’arracher les cheveux à chaque fois qu’il souhaitait envoyer un message. Ce qui, pour un gamin de vingt ans, relevait presque de l’inné, était pour les gens de la génération d’Arthur, un vrai parcours du combattant.’’
Marion fit une pause dans sa lecture, et j’en profitais pour rebondir sur la partie qu’elle venait de nous proposer.
- Dis-moi, tu m’as donné quel âge dans ton histoire ? T’es sûre que c’est pas un Parkinson qui m’empêche de taper plus vite sur ce foutu clavier ?
- Oh, quand même pas ! Attends, j’ai même pas fait le calcul, dix-sept ans quand il devient steward à la mort de son père, plus dix ans de vol, plus dix ans d’escale, ça fait dans les trente-sept. Ça te va ? C’est pas encore tout à fait un âge de grabataire...
- Ouais, ça va. N‘empêche que tu me vieillis gratuitement, et c’est pas super cool !
- Tu sais, c’est pas l’âge de mon personnage qui fait qu’il te ressemble. Pour l’instant, même, je l’invente plutôt, je le fais sans penser à toi : études limitées, baroudeur, coureur de jupons converti,… Il n’y a rien dans tout cela qui te ressemble vraiment. Ce qui sera intéressant, c’est de voir comment cet homme, quand il existera comme pour de vrai dans l’imaginaire de chacun, pourra te ressembler. Bon, je peux continuer maintenant, parce que je n’avais pas fini ?
- Oh pardon ! Désolé, je la boucle.
- J’en étais où ? Ah oui ! Voilà ! Tiens, Arthur, si tu préfères, je peux te la jouer comme ça.
‘‘ Ce qui, pour un gamin de vingt ans, relevait presque de l’inné, était pour Arthur, aux portes de la quarantaine, un vrai parcours du combattant.
Antoine et elle, Lucia aussi parfois, se relayaient donc pour lui montrer et remontrer cent fois les gestes qu’eux accomplissaient machinalement, et que lui n’arrivait toujours pas à assimiler. Il avait beau noter sur un bout de papier les différentes étapes nécessaires pour accomplir telle ou telle opération, il était incapable de les refaire dès lors qu’il se retrouvait seul devant son moniteur.
Mais ce soir, Marion et les autres pensaient qu’il faudrait bien qu’il se débrouille. Il était à Paris près de sa mère, et leur avait lancé comme un défi avant de partir, de les rejoindre sur un site de ‘Chat’ depuis un équivalent francilien du Mouse Café. Ils riaient à l’avance de l’imaginer se battre avec l’ordinateur, fouillant dans ses notes pour retrouver le moyen de se connecter, pestant comme un beau diable contre cette technologie qui ne lui voulait décidément que du mal.
Mais c’était méconnaître le zèbre. Une fois qu’Arthur eut trouvé un Net Café, sitôt qu’il en eut poussé la porte, il avait usé de ses charmes pour trouver l’âme charitable qui l’aiderait gentiment à établir la connexion. A l’heure prévue, il lançait donc la discussion ou plutôt, dictait à une prénommée Helen, les messages à destination de ses amis du Mouse.
Helen était canadienne. Elle résidait à Paris pour ses études et devait encore passer dix mois de l’autre côté de l’Atlantique avant de retourner dans sa province québécoise. Elle avait laissé là-bas son petit ami et passait donc sur Internet le plus clair de son temps libre, quand, le soir venu, le décalage horaire leur permettait de tenir des conversations virtuelles en amoureux. Son copain n’étant pas encore connecté, elle avait accepté d’aider Arthur en qui, du fait de leur différence d’âge, elle n’avait pas vu le danger qu’il pouvait représenter pour l’équilibre de sa relation transatlantique, déjà ballotté par l’éloignement et par le temps qui passe. Qu’il le veuille ou non, Arthur exerçait sur les femmes une attirance très forte. Certaines, quand elles le croisaient, étaient alertées par quelques signes avant-coureurs du désir qui montaient en elles, et pouvaient encore réagir, si elles le souhaitaient. D’autres ne voyaient rien venir, et, si lui en avait décidé ainsi, se retrouvaient à peu près aussi vulnérables que l’antilope à l’heure du jogging du guépard. Helen faisait plutôt partie de ces dernières. Mais Arthur, en ce moment, n’avait d’autres desseins pour elle que d’utiliser ses capacités à réaliser les opérations informatiques dont il était incapable, à savoir se connecter sur ce site de ‘Chat’, et frapper ses messages à une vitesse suffisante pour ne pas y passer la nuit.
- Salut, Marion, tu vas bien ? Qui est avec toi ?
- Hello, Arthur, on est tous là.
- Vous avez raison de vous mettre à quatre pour me répondre, sinon vous feriez pas le poids…
- Dis donc, tu réponds bien vite pour un manchot du clavier. T’es sûr que t’es tout seul ?
- Là, ils n’ont pas tort, avait dit Arthur en lisant leur réponse par-dessus l’épaule d’Helen. Qu’est-ce qu’on pourrait bien inventer ?
- Tu ne veux pas qu’ils sachent que je t’aide, c’est ça ?
- Pas tout de suite, en tout cas.
- Laisse-moi faire, avait répondu Helen. Et elle avait repris le ‘Chat’.
- J’utilise un logiciel de reconnaissance vocale. Je cause dans un micro et il écrit pour moi. Vous n’avez pas ça en Afrique ?
Ils avaient tenu comme ça un moment, puis avaient fini par vendre la mèche.
- Allez, fait pas le mariole. Branche plutôt la webcam, qu’on puisse dire bonjour à ta samaritaine.
- Y en a pas sur cet ordi. Ceux qui en avaient une étaient tous pris. Désolé, mais vous me verrez pas en blonde ! avait fait écrire Arthur.
Leur conversation écrite avait bien duré deux heures. Ils avaient parlé de tout et de rien, si bien qu’Helen, qui ne connaissait pas Arthur auparavant, en avait appris sur lui plus que, mettons, ce que toute belle-mère se doit de savoir de son gendre avant le mariage, auquel on ajouterait tout ce que son gendre doit absolument lui cacher… Arthur, par contre, ne savait d’elle que ses talents de dactylo à plus de soixante mots minute.’’
La seconde partie de l'histoire de Marion s'arrêtait avec ces mots. Je me souviens lui avoir demandé pourquoi elle avait choisi de finir son chapitre sur cette phrase, et pas sur une autre, plus avant ou plus après dans son récit. Elle m’avait répondu qu'elle s’était simplement arrêtée quand elle en avait eu assez, quand elle avait éprouvé le sentiment de tourner en rond, en modifiant certaines phrases, encore et encore, pour finalement revenir à la version initiale. Elle avait ajouté qu'elle cherchait en général à ne pas être au bout du bout de son idée. En garder un petit peu pour le lendemain, sans quoi l'inspiration la quitterait, et elle n'aurait plus qu'à attendre des jours, des semaines peut-être, avant qu'elle ne revienne.
La soirée était déjà bien entamée.
Une soirée de novembre balayée par un vent d'autan qui avait, chose rare, à peine faiblit avec la tombée de la nuit.
Toulouse jouit en général d'un climat plutôt agréable, et l'automne peut y être particulièrement clément.
Cette année encore, la région avait bénéficié d’une belle arrière saison et, à la mi-novembre, elle n’avait pas encore connu de véritables jours de grand froid.
Pas un matin, il n’avait été nécessaire de gratter les pare-brise.
Par contre, quand le vent d’autan s’installe, et c’était bien le cas ce soir-là, tous les Toulousains vous diront qu’il y a de quoi tourner bourrique.
Marion, après son histoire, nous proposa de prendre un thé à la menthe.
Elle avait apporté le nécessaire : la théière en étain, fabriqué dans les souks de Marrakech ou de Fez, les verres étroits, à fond épais, qu’elle avait trouvés chez un petit vendeur de quartier Arnaud Bernard, le thé vert et la menthe fraîche.
Je la conduisis vers le coin cuisine où elle mit dans une casserole les bons dosages de thé, de sucre, et de menthe fraîche, puis avait maintenu l’eau à frémissement le temps nécessaire à la décoction.
En attendant que Marion nous régale, la discussion se poursuivait autour de l’élan créatif nécessaire à l’écriture. Antoine, sur son fauteuil roulant, n'était pas le dernier :
- Finalement, je ne crois pas vraiment à cette notion d'élan créatif. Du moins pas si elle recouvre seulement l'idée d’une impulsion initiale, à l'instant t=0, qui suffirait à mettre en mouvement je ne sais quel mécanisme interne, lequel serait ensuite soumis à des forces motrices dont l'artiste ne serait pas véritablement le maître.
- Cela voudrait dire qu'écrire, sculpter ou peindre reviendrait à attendre la pichenette qui vous fait vous jeter dans le vide pour n'être ensuite soumis qu'à une force extérieure, la gravité dans cette métaphore du grand saut, sans recours à une source motrice plus intérieure, à un travail plus personnel.
Les autres le regardaient, pantois, sans aucune réaction. Antoine poursuivit son idée, imperturbable :
- Or, il est clair que sans un travail régulier, quotidien, dirai-je même, l’artiste ne créera rien. Non, je crois davantage à la théorie des petits pas, au précepte selon lequel il faut "cent fois, sur le métier, remettre son ouvrage". D’ailleurs, j’ai un modèle simple pour décrire les principes généraux de la création artistique : c’est la casserole d'eau chaude.
Il eut un regard circulaire sur son auditoire apathique. Les autres le laissaient parler, somnolant presque, ce dont il ne tînt pas compte et continua, un petit sourire aux lèvres :
- Prenez une casserole, remplissez-la d'eau froide, mettez-la sur le feu, observez. Constat : il faut attendre des heures avant que quelque chose n'arrive, en l'occurrence l'ébullition.
- Avant, rien. Du moins rien de visible pour l’observateur lambda. L'eau, simplement, monte doucement à sa température de changement de phase. Si on la colorait, on verrait qu’elle est en fait soumise à des mouvements convectifs internes liés à l’apport de chaleur, mais dans sa transparence, elle ne laisse rien paraître au témoin extérieur. En réalité, durant tout ce temps, l’eau se rapproche lentement de l’état dans lequel on souhaite la conduire, à savoir les conditions nécessaires pour qu’apparaissent enfin les premiers frémissements, ces germinations appelées aussi nucléations, puis le bouillonnement plus établi, la remontée en colonnes des bulles à la surface, où celles-ci se libèrent enfin, en de multiples et formidables explosions.
- A noter que la nucléation, ces premières bulles créées, voit le jour en des sites préférentiels, les micro-accidents de paroi interne de la casserole, les fameuses fêlures citées par Elvire dans ses travaux formidables sur le laboratoire du chaos.
- Maintenez la source de chaleur, vous maintiendrez l’ébullition tant qu’il reste de l’eau, mais si vous supprimez l’apport de chaleur, alors l’ébullition s'arrête, illico et l’eau retombe dans sa transparence.
- Je confirme ! nota Marion qui venait d’éteindre le gaz sous sa casserole…
Quand il leva de nouveau les yeux, son auditoire au complet faisant semblant de dormir sur la banquette comme une mauvaise épargne. Alors, il eut pitié et décida de conclure :
- Voilà, remplacez eau par matière artistique, casserole par artiste et apport de chaleur par inspiration, notre fameux élan créatif, et vous verrez, ça fonctionne exactement tout pareil.
Comme les autres lui signifiaient toujours le peu d’intérêt de son intervention en poursuivant leur fausse sieste, il conclut en notant qu’il avait droit au premier flop de sa toute jeune carrière philosophique. A quoi il ajouta :
- Sinon, vous pouvez toujours faire ce que Marion s’apprête à faire : mettre dans l'eau quelques feuilles de thé vert, quelques branches de menthe fraîche, laisser infuser quelques minutes et filtrer. Ensuite, après avoir sucré à votre goût, vous n’aurrez plus qu’à déguster.
Marion, en souriant de l’intermède d’Antoine, termina la préparation du thé sur la table du salon, devant nous, dans une véritable cérémonie initiatique, répétant un à un les gestes qu’elle avait vu faire cent fois par Ennia, la bonne de son enfance : une fois dans la théière, elle versa une première fois le thé en levant le bras au fur et à mesure que le verre se remplissait ; puis elle vida le verre dans la théière, et répéta l’opération pour assurer un bon mélange du sucre et des tanins.
Elle nous montra ensuite comment tenir le verre pour ne pas nous brûler, le pouce sur le bord supérieur, les autres doigts sous l’épais culot, et nous raconta comment les Touaregs, ce peuple itinérant du désert – ceux que l’on appelle aussi les hommes bleus – respectaient scrupuleusement les doses et le rituel du thé, jusqu’à en boire à chaque fois trois verres, qui était, au fur et à mesure que la théière se vidait, doux comme l’amour pour le premier, doux-amer comme la vie pour le suivant, et enfin amer comme la mort pour le dernier.
Marion prenait un plaisir évident à partager avec nous ce souvenir d’enfance, ce qui faisait partie pour elle de ses trésors cachés et qu’elle avait ressorti d’un tiroir de sa mémoire, au gré de son inspiration, avec la fameuse pompe du docteur Pennac.
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