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Les fêtes de fin d’année avaient cassé le rythme de nos rencontres. Pour passer Noël en famille, en Haute-Savoie, en Ardèche ou ailleurs, nous avions eu, chacun de notre côté, notre destination propre pour la transhumance annuelle des routes verglacées. Des grands migrateurs, l’homme est de loin le moins logique pour choisir la période la plus adaptée au voyage. Il choisira à coup sûr, soit les suffocations des grosses chaleurs estivales, soit le labyrinthe des brouillards hivernaux.
Pour le nouvel an, nous étions tous revenus en région toulousaine, mais nous n’avions pas pu ou pas su nous retrouver. Personne n’avait achevé son travail de rédaction personnelle, et personne non plus n’avait imaginé que nous pouvions nous voir pour autre chose que pour le but avoué de nos séances de lecture.
Il s’était donc passé de longues semaines avant que l’on ne se retrouve enfin, chez Marion cette fois, à fêter nos retrouvailles en même temps que le carnaval.
L’appartement qu’elle partageait avec une copine en la fac de médecine, était des plus accueillants. Un duplex, dans une résidence récente de la Côte Pavée, un quartier franchement bon chic bon genre, à l’est du centre ville. Ça et là, la décoration démontrait, s’il en était besoin, son attachement à la culture marocaine. La photographie d’une gamine en guenilles, courant devant les remparts de Marrakech, faisait face à une autre, où des hommes bleus montaient fièrement leurs dromadaires. Dans son salon, les épais tapis de laine, dans la plus pure tradition berbère, ainsi que différents objets de cuir, de cèdre ou de cuivre rappelaient les liens passionnels qu’elle entretient depuis toujours avec le Maroc. Il y en avait partout, à commencer par ses babouches de cuir rouge qu’elle portait en chaussons, lorsqu’elle était venue m’ouvrir.
Marion avait été la première à m’envoyer son chapitre, bien avant les autres que j’avais même dû relancer, à plusieurs reprises, avant de regrouper enfin leur prose. Du fait de cette trêve hivernale, ce n’était plus l’engouement des premières séances. Il avait été dur pour tout le monde de s’y remettre alors que le fil avait été coupé. Moi-même, j’avais eu du mal dans mon exercice de mise en forme des chapitres constituant notre dernière réunion chez Antoine. D’avoir à commenter l’histoire de Julie me fut particulièrement pénible, d’autant plus d’ailleurs qu’alors, j’étais chez mes parents pour quelques jours. Mes parents de cœur, bien entendu…
Pour cette quatrième rencontre, la colocataire de Marion avait eu la délicatesse de s’éclipser pour la soirée et nous nous retrouvions donc en petit comité, comme de coutume. Je démarrais la séance par les relectures habituelles. Quand vint le passage de mes impressions sur le dernier chapitre de Julie, celle-ci se sentit un peu gênée, de même que Thomas qui, avant de poursuivre son histoire en Savoie, voulut également me prévenir :
- Désolé, Arthur, je ne savais pas. Je ne suis pas sûr que mon nouveau chapitre t’ait plu, alors ?
- Te bile pas, j'ai fini par admettre que même sur ce thème qui me touche personnellement, vos histoires, c’est rien d'autre que des histoires…
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‘‘La guerre est finie depuis près de cinq ans.
Tu en as six. En cette soirée d’été, ta mère t’accompagne dans ta chambre car il est l’heure pour toi d’aller te coucher.
Tes longs cheveux, habituellement attachés dans la journée en une queue de cheval, ont été défaits pour la nuit. Ils couvrent ton oreiller de boucles blondes qui ondulent comme un champ de blé mûr sous la caresse du vent.
Ton large sourire laisse découvrir une bouche pleine de courants d’air car, voilà quelques jours, tes premières dents de lait ont fini par tomber.
- Maman ! Tu me racontes l’histoire de Louise.
- Encore ! Mais je te l’ai déjà racontée hier.
- Allez, maman ! S’il te plaît !
- Bon. D’accord. Enfonce-toi bien sous les couvertures et fais-moi un peu de place à côté de toi.
Ta chambre n’est autre que cette pièce qui servait à l’affinage des fromages quand le chalet était encore une ferme.
Depuis la fin de la guerre, nous n’y habitons plus. Il faut dire que les Allemands, peu avant leur défaite, y avait mis le feu, comme à tant d’autres dans les alpages, craignant que ceux-ci ne servent de refuges aux réseaux de résistance.
Nous avions dû alors descendre au village et nous installer chez Lucie, le temps de reconstruire. Et puis, les choses avaient évolué d'une manière différente de ce que nous avions prévu et nous ne sommes jamais retournés y vivre.
Notre fréquentation ici ne se résume, aujourd’hui, qu’à quelques semaines par an pour les vacances d’été.
Plus de vaches dans l’étable. Plus de fromages non plus, par conséquent, et à la place, cette chambre proprette, dans ce chalet nouvellement reconstruit… Que de choses ont changé en cinq ans.
Pendant que tu finis de t’installer, ta maman se rend vers la fenêtre pour fermer les volets. En cette soirée de juillet, l’humidité qui tombe exhale les odeurs d’herbe fraîche et de fleurs des champs. Accoudée au rebord de la fenêtre, elle profite un instant de ces parfums uniques, que seule la pureté de l’air des montagnes est à même de porter. Les bruits des insectes s’estompent petit à petit. Un croissant de lune trop maigre éclaire péniblement les prés alentour où la vie nocturne s’installe, les premiers ululements des chouettes, dans la forêt au loin, remplaçant déjà les chants des oiseaux diurnes. Marion laisse finalement la fenêtre et les volets ouverts, le temps de la lecture, pour aérer la pièce.
Revenant vers le lit, elle prend sur la commode un cahier d’écolier. Sur la page de garde, le titre dit : ‘’lettre à ma fille’’. Elle l’ouvre sur le chapitre 3 dans lequel se trouve l’histoire où Louise s’est mise à marcher. Tous les soirs ou presque, elle te lit un morceau de ce vous appelez entre vous l’histoire de Louise. Ces petites chroniques, je les ai écrites pour te raconter quelques souvenirs de cette période, t’expliquer les années de guerres, te dire comment chacun de nous les avait vécues.
- Tu es prête, Lucie chérie ? Alors, allons-y. Racontons l’histoire de Louise qui apprend à marcher.
Elle s’allonge à tes côtés pour que vous regardiez toutes deux ces pages manuscrites à la plume, où je me suis appliqué, dans les pleins et les déliés. Marion, à haute voix, te lit le chapitre que tu as choisi :
«Lettres à ma fille, chapitre 3
Louise a maintenant un an. Voilà dix jours que nous avons fêté son anniversaire. Par cette belle matinée de septembre 1945, elle a fait aujourd’hui ses premiers pas sur la terrasse de bois juste devant la maison. Elle s’est lancée des bras de Marion, sa marraine, vers ceux de Lucie, sa maman, puis a fait le chemin inverse avec le même plaisir. Ses gestes, encore peu sûrs, l’ont conduite en zigzag sur les quelques pas qu’elle devait faire pour aller de l’une à l’autre.
Elle a répété ce trajet un grand nombre de fois, pour que son corps apprenne, mais aussi pour le plaisir, à chaque fois renouvelé, de tomber dans leurs bras au bout de son effort. A chacune de ses arrivées à bon port, elles l'applaudissaient à tout rompre et l’encourageaient à faire mieux encore la fois suivante. Petit à petit, en effet, elles augmentaient progressivement l’espace qui les séparait l’une de l’autre, et, de ce fait, le nombre de pas nécessaires à Louise pour atteindre son but. Au début, elles auraient pu se toucher, en tendant chacune leurs mains vers l’avant, mais à force, elles avaient fini par se trouver à plusieurs mètres de distance. Au bout d’un moment, il avait même fallu qu’elles se rapprochent un peu, pour que le bout de chou, pas dupe, ose de nouveau se lancer.
Lors de la traversée, ses petits bras potelés traçaient de grandes arabesques dans l’air, à la recherche d’une main invisible à laquelle s'accrocher. Ses mains papillonnaient, tandis que ses pieds hésitaient. On aurait dit un clown-acrobate, lancé dans un périlleux exercice de corde raide, mimant cent fois la chute, sans jamais tomber vraiment.
A chaque fois qu’elle perdait l’équilibre, elle riait sans retenue, puis courait plus qu'elle ne marchait, jusque dans les bras de celle qui se trouvait en face d'elle. En écho, sa mère et sa marraine répondaient par des rires, ceux de Lucie tout aussi timides et peu assurés que les pas de sa fille, mais aussi les premiers depuis bien longtemps. Depuis un an, avec la naissance de Louise, elle avait bien repris quelques droits sur la vie mais ce n’était pas encore le plein droit au bonheur. »
Marion arrête de lire à voix haute. La suite de l’histoire n’est pas vraiment un conte pour enfant. Tu la liras plus tard, quand tu seras plus grande. A ses côtés, tu as fermé tes grands yeux bleus et tu sembles prête à sombrer dans le sommeil. Ta mère se replonge alors dans le cahier d’écolier et se met à relire pour elle, la suite de ce passage et aussi quelques autres, au hasard des pages :
« Le jour où Louise s’est mise à marcher, la guerre était finie depuis près de six mois. Lucie aurait eu, si elle avait été prête, bon nombre d’occasions pour accepter de sortir de la peine. Les scènes de liesse populaire quand le pays avait appris la signature de la paix, le retour au village des hommes du maquis, l’allégresse des épouses, des mères, des filles, des sœurs… Elle avait assisté à tout cela sans que cela ne lui procure une quelconque satisfaction, le bonheur irradié par les autres la maintenant même plutôt, plus profondément encore, dans sa propre souffrance. Son mari n’était pas rentré, lui. La fin de la guerre n’était pas la fin du cauchemar pour celles qui souffraient d’une absence.
Heureusement, il y avait eu la naissance de Louise et la magie de ces premiers instants de partage : premiers regards échangés, premières tétées, premiers sourires… Une promesse de bonheur, ce bébé, pour Lucie comme pour nous, Marion et moi, qui n’arrivions toujours pas à avoir d’enfant, et qui profitions aux côtés de Lucie, et même plus qu’elle encore, de ces moments de joie de tous les instants. En effet, Lucie avait, jusqu’à lors, presque refusé de profiter de ces bonheurs fugaces dans le moment présent. Elle semblait les collectionner soigneusement, les imprimer en elle, pour peut-être les revivre, à travers le souvenir, quand elle le pourrait enfin. J’espérais que ce serait pour bientôt puisque qu’avec les premiers pas de Louise, elle s’était laissée aller aujourd’hui à goûter au charme de vivre ce plaisir dans l’instant.
Si elle s’était presque libérée du fardeau qui l’empêchait de profiter pleinement de la vie pour les premiers pas de Louise, peut être le serait-elle définitivement avant que ne vienne, bientôt, celui de ses premiers mots ? »
Avant de continuer, Marion referme la fenêtre. Le froid commence à entrer dans la chambre. Elle se réinstalle ensuite près de toi et continue de lire, au hasard des pages, plus avant dans le temps, cette fois-ci :
«Quelques semaines avant le terme de sa grossesse, Lucie était venue s’installer chez nous. Marion avait insisté pour qu’elle ne reste pas seule chez elle. Cela faisait plusieurs mois déjà qu’elle lui proposait, en vain jusqu’alors. Depuis la mort de son mari, pour être exact. Elle avait refusé jusqu’ici, désireuse de ne pas nous gêner, mais avait fini par convenir que pour l’accouchement, elle pouvait avoir besoin d’être entourée.
Certes, habitant le village, de venir s’installer au chalet, situé plus haut dans les alpages, l’éloignait du médecin, mais comment l’aurait-elle fait prévenir quand le moment serait venu et, en l’absence de Louis, qui d’autre que nous pouvait être près d’elle. Nous lui avions donc arrangé un lit dans notre propre chambre, lui organisant, avec ce que nous avions, un coin d’intimité derrière un paravent. Nous avions partagé ainsi notre vie plusieurs semaines jusqu’à l’accouchement, et même encore après.
Le moment venu, je suis parti chercher le docteur Arnaud. Marion a veillé sur elle, préparant ce qu’elle pensait être utile : des linges propres et de l’eau chaude en quantité. Quand elle eut fini, elle vint s’asseoir près d’elle et tentait de l’aider en lui prenant les mains. Les contractions se faisaient de plus en plus rapprochées, ne lui laissant bientôt presque plus de répit.
Très vite, je revins avec le docteur. J’étais descendu au village au pas de course, mais nous avions pu faire une partie du chemin du retour dans la voiture de notre bon médecin. Durant le trajet, il m’avait informé des dernières nouvelles sur les avancées alliées.
Lorsque nous arrivâmes au chalet, Marion vint nous accueillir sur pas de la porte. En accompagnant le docteur vers la chambre où attendait Lucie, elle fit le compte avec lui, de ce qu’il leur faudrait.
Quelques heures après, quand je fus appelé par l’accoucheur à entrer dans la chambre, je découvris une Lucie fatiguée, trempée de sueur, qui tenait sur son ventre une petite chose bien frêle. Ce 13 septembre 1944, elle avait mis au monde cette petite fille qui ne connaîtrait jamais son père mais qui en porterait le prénom. Louise. Ce bébé, si petit, me semblait si fragile, et en même temps déjà, si volontaire : à peine était–elle née que, couchée sur le ventre de sa mère, je l’ai vu, sans mentir, ramper seule jusqu’au sein nourricier, pour obtenir sa première tétée. »
Auprès de ta mère, tu dors maintenant, profondément. Ta respiration régulière donne à Marion un rythme pour sa lecture, qu’elle poursuit, bien que des larmes commencent à embuer son regard. En effet, un peu avant dans le cahier, comme à chaque fois qu’elle s’était replongée dans ce journal, elle n’avait pu s’empêcher d’en relire le premier chapitre. ‘‘
***
Thomas marqua une pause, mais les autres n’avaient pas vraiment envie de couper sa lecture, ils attendaient la suite. Personnellement, j’avais déjà lu son chapitre et, un peu égoïstement, j’en ai profité pour lui poser la question qui me tarabiscotait depuis :
- Pourquoi as-tu décidé de présenter le chapitre 3 avant le chapitre 1 ?
- Ce n’est pas moi qui les ai écrits dans cet ordre, c’est mon personnage, me répondit-il amusé. Moi j’ai trouvé que dans ce sens, ça ajoutait au suspense. Il reprit, repoussant à plus tard les autres questions que je souhaitais lui poser.
***
‘‘ lettre à ma fille, chapitre 1
le 17 juillet 1956,
Ma petite Lucie,
Ta mère et moi t’aimons très fort, tu le sais. Et si la nature n’a pas voulu, tu le sais aussi, que nous soyons tes parents biologiques, cela ne change rien. Il n’est pas besoin de lien du sang pour que tu sois la chair de notre chair.
Pour autant, nous ne t’avons jamais caché que nous ne pouvions pas avoir d’enfant, et que tu es arrivée dans notre vie par un autre chemin.
Jusqu’ici, nous t’avons épargné cette histoire, parce que nous pensions que tu étais trop jeune pour la comprendre. Ce livre est là pour te la raconter.
Quand tu étais petite, tu demandais le soir les histoires de cette petite fille que nous appelions Louise, tu t’en souviens ?
Ces histoires, tu les retrouveras dans ce cahier, et tu y trouveras aussi d’autres choses que nous ne te lisions pas parce que nous pensions que tu étais trop jeune.
Tu vas les lire maintenant, et tu découvriras, je l’espère, tous les liens qui te permettront de recoller les morceaux, dans les souvenirs de tes plus jeunes années.
J’avais écrit, entre fin 44 et mi 46, les quelques chapitres que tu t’apprêtes à lire à la suite de celui-ci, mais que depuis, j’ai arrangé différemment. Ceux-ci auraient dû raconter la vie quotidienne que nous avons partagée, ta mère et moi, avec Lucie Bastian, son amie de toujours, entre le temps où elle a perdu son mari, et celui où elle a appris à revivre, en regardant grandir sa fille, cette petite Louise, dont tu aimais tant les histoires.
A ce moment-là, j’écrivais parce que je pensais que Lucie était enfin sortie de l’horreur. Elle avait fini par connaître, avec la naissance et les premières années de Louise, le regain auquel elle avait droit après la désolation qu’avait connu son être. Certes, les blessures mettaient du temps à cicatriser, mais elle accédait petit à petit à de fugaces instants de bonheur.
Je voulais, par mon témoignage, livrer son aventure comme un message d’espoir, parce que je croyais, comme beaucoup d’autres, que la fin de la guerre ne pouvait que sonner le glas des injustices, que des cendres allait renaître une vie plus belle, et que ceux qui avaient le plus souffert seraient les mieux servis.
Pour Lucie, il n’en fut rien.
Pour ta mère et moi, ce fut le cas, d’une certaine manière, mais nous avions avant cela, encore une épreuve à connaître.
C’est cette épreuve, qui a bouleversé notre vie, plus que la guerre encore, et que je veux te raconter. Cet événement, porteur d’émotions très fortes, pour ta mère et pour moi, des émotions si intenses qu’il m’a fallu des années pour que je parvienne à te les relater. Il y a des vérités qui ont besoin de l’écrit pour trouver leur chemin dans les mots. Cet événement a fait aussi que ces quelques chapitres, que je voulais être le témoignage des années d’après-guerre, prenaient un tout autre sens, pour toi, ma fille, pour que tu gardes une trace de l’histoire qui a marqué tes plus tendres années, l’histoire qui a façonné inéluctablement l’adolescente que tu es aujourd’hui, l’adulte que tu seras demain.
Aussi ai-je repris ma plume pour réorganiser ces feuillets que j'avais écrits en leur temps, afin de mieux te les destiner.
A cet instant de ta lecture, tu dois trouver étrange que je te présente cet épisode de la vie de Lucie Bastian comme le creuset de ce qui t’a construit, mais laisse-moi te raconter maintenant ce mois de septembre 1946, alors tu comprendras.
Quant à ces émotions si fortes, dont j’ai parlé, nul doute qu’elles vont t’envahir, toi aussi, à la lecture de ces lignes. Je ne peux que te conseiller de t’y préparer.
Pour que tu comprennent bien tout ce qui s’est passé, il me faut avant tout te livrer quelques détails sur les différentes personnes qui constituaient notre groupe de résistance durant la guerre. En plus de ta mère et de moi, et aussi de Lucie dont j’ai déjà dit quelques mots, notre sizaine Vérone, notre chef de section, ainsi que Toussaint.
Nous nous étions tous connus, avant même la guerre, par notre goût commun pour la montagne et l’escalade. A la fin des années 30, nous avions fait ensemble quelques belles courses, et même pendant la guerre, notre passion commune n’était pas étrangère à notre engagement auprès des réseaux résistants. Et puis, à l’Armistice, bien que nous ayons repris nos activités, chacun de notre côté, nous avons continué de nous voir, organisant des virées de plus en plus belles vers des sommets de plus en plus hauts, de plus en plus difficiles.
Toussaint était notre guide. Après la guerre, il était redevenu Antoine Callier, ce grand gaillard costaud, dont les choix de vie n’avait jamais été dictés par autre chose que par son attirance pour les sommets enneigés. Il était ainsi devenu guide de montagne, à Chamonix, ce qui tenait de l’exploit pour un natif des Bornes. Il initiait nos retrouvailles, à l’occasion de courses auxquelles il nous conviait, pour notre plus grand plaisir à tous. Dès l’été 1945, nous sommes repartis avec lui, à l’assaut de quelques-uns des plus beaux sommets du massif du Mont Blanc. C’est l’une de ces courses, la traversée des Aiguilles du Diable, en septembre 46, la dernière pour lui et pour Lucie qu’il faut que je te raconte, mais, avant cela, je dois aussi te dire quelques mots sur Vérone.
Arthur Picard, qu’on appelait Vérone, avait retrouvé, quant à lui, ses activités d’avant-guerre, comme secrétaire de mairie. En fait, il ne les avait pas véritablement abandonnées pendant l’occupation ; disons seulement qu’elles s’étaient normalisées et qu’il n’avait plus, de ce fait, à compter parmi ses tâches habituelles, par exemple la falsification des papiers d’identité, pour aider un Simon Goldberg et une Sarah Blumstein à devenir un Jean Dupont et une Marie Durand. Il a arrêté également de détourner d’un coup de tampon des vivres ou du carburant au profit des réseaux. Il est redevenu en somme le fonctionnaire intègre et honnête qu’il était avant la guerre, lui qui avait compris que sous l’occupation, il fallait désobéir à l’Etat pour servir la Nation.
Notre situation de l’époque, à ta mère et à moi, tu la découvriras plus en détails dans les chapitres qui vont suivre : retiens seulement pour l’instant, que quand les Allemands ont brûlé notre chalet en février 45, nous sommes allés habiter chez Lucie. Elle nous a hébergés, comme nous l’avions fait pour elle quelques mois auparavant. Elle avait partagé notre vie au chalet, nous partagions maintenant la sienne, plus bas dans le village. On a vendu les vaches et, de paysan, je suis devenu maçon : il y avait tant à reconstruire partout, à commencer par notre propre ferme.
Voilà, tu connais les acteurs de l’événement qui nous a tous marqués, le 13 septembre 1946, il ne me reste plus qu’à te le raconter.
A deux reprises déjà, durant cet été, Antoine avait guidé notre cordée dans le massif du Mont Blanc. Ce fut l’Aiguille du Plan, début juillet, par la voie classique du glacier nord. L’aiguille verte, ensuite, à la mi-août, par le couloir Couturier, après un bivouac au col des Grands Montets. Antoine, avant la guerre, avait parfait sa formation d’aspirant-guide auprès d’Armand Charlet, une figure de l’alpinisme savoyard, et il n’était pas étonnant qu’il nous conduise là où ce dernier avait laissé son nom, en y ayant ouvert les voies que nous avons empruntées. De plus, à cinq, notre cordée était trop importante pour les ascensions en rochers souvent plus difficiles. Aussi avait-il opté pour des courses de glacier. Marion et moi aurions préféré un peu plus de granit mais quel plaisir c’était déjà, de partager ces instants de bonheur avec nos amis ! De retour au Montenvers, après la descente du sommet de l’Aiguille Verte par le couloir Whymper, et avant de reprendre le train à crémaillère qui nous descendrait vers Chamonix, Antoine nous proposa pour notre prochaine course, le Mont Blanc du Tacul par la traversée des aiguilles du Diable. Pour clore la saison estivale, il nous proposait là une course de premier intérêt. De grosses parties rocheuses, un enchaînement des aiguilles qui en faisait un tracé soutenu, cette proposition était des plus plaisantes. Pour nous cinq, il trouvait de plus qu’enchaîner les cinq aiguilles avait quelque chose de symbolique. Une pour chacun, en quelque sorte. Il nous décrivit l’itinéraire, ouvert par Charlet, encore lui, en 1928 : après l’approche, l’attaque se faisait par la rimaye située sous le couloir du col du diable, et de là, on enchaînait les aiguilles perchées sur l’arête Sud-Est du Mont Blanc du Tacul. La Corne et la pointe Chaubert, puis la Médiane et la pointe Carmen, l’Isolée enfin, avant de rejoindre le sommet. Antoine venait de faire cette course avec une cliente genevoise du nom de Erika Stagni. Celle-ci, huit ans auparavant, avait fait partie de l’équipée qui avait réussi la première traversée hivernale, traversée incomplète toutefois, puisque, avec ses compagnons de cordée, Lambert et Gallet, ils furent pris dans la tempête lors d’un bivouac à la Médiane. Ils s’en étaient tirés ce jour-là, mais leurs pieds et leurs mains avaient gardé longtemps les stigmates de profondes gelures. Par désir de revanche sans doute, elle était revenue sur les lieux de ses exploits, et avait complété sa traversée, avec Antoine cette fois. Ce dernier était revenu emballé par cette course, principalement rocheuse, difficile certes mais accessible, et sur laquelle il pensait que je pouvais ouvrir. Nous pouvions ainsi faire deux cordées, ce qui rendait la course possible.
Nous étions tous enthousiastes à la proposition d’Antoine, impatients d’y être, même, ce que nous avions prévu, si les conditions météorologiques nous étaient favorables, pour la mi-septembre.
Le 12, comme le beau temps était au rendez-vous, nous avons fait notre approche jusqu’au refuge Torino. De là, après une courte nuit, nous sommes partis vers la base des aiguilles par le cirque Maudit. Antoine s’était encordé avec Lucie. Je les suivais, associé à Marion et à Vérone. L’ascension des aiguilles s’est passée sans encombre. Ce fut même dans l’instant un véritable plaisir, pour moi notamment, dont c’était la première en tête de cordée. Je ne m’en sortais pas trop mal, Antoine m’y aidait bien et, vers midi, comme prévu, nous étions au sommet du Tacul.
La suite, tu l’imagines, fut bien moins réjouissante. Ce qui est arrivé n’est la faute de personne. Un fâcheux concours de circonstances, une réaction en chaîne… Et le rêve a tourné au cauchemar.
La descente se faisait par la voie normale, sur le versant Nord-Ouest. Le temps semblait tourner, et des signes précurseurs annonçaient la tempête. Antoine nous assura que nous avions largement le temps de redescendre avant que les choses ne se gâtent pour de bon. Nous avons tous néanmoins, plus ou moins consciemment, accéléré le pas pour éviter le pire.
Ce qui a pu se passer, nul ne peut te le raconter avec certitude. Même nous qui étions avec eux. Quand ils ont dévissé, notre cordée précédait la leur, quelques dizaines de mètres en contrebas. Nous les vîmes seulement dévaler la pente, puis disparaître dans de profonds séracs. Ils étaient passés non loin de nous sans que quiconque puisse réagir. Dans l’instant, nous étions affolés, ne sachant trop quoi faire. Nous savions simplement qu’il fallait agir vite. Alors, nous nous sommes organisés pour les chercher. Pendant près de deux heures, essayant de suivre leur trace, nous les avons recherchés, sans succès, avant que le mauvais temps ne nous force à descendre.
Une fois dans la vallée, nous avons alerté les secours, mais la tempête que nous redoutions était bien arrivée et ils furent contraints d’attendre des conditions plus clémentes avant de remonter. Le lendemain, je les accompagnai pour tenter de retrouver l’endroit où nous les avions perdus. Nous avons essayé, malgré les chutes de neige persistantes, mais nous avons dû abandonner et rebrousser chemin. Nous n’avons finalement réussi à retourner sur place que deux jours plus tard, alors qu’un mètre de neige fraîche était tombé depuis. Du jamais vu pour un mois de septembre. Les recherches ont duré plusieurs jours, sans que l’on retrouve une quelconque trace de l’un d’entre eux. Il fallait se rendre à l’évidence : ils étaient perdus à jamais.
Ma petite chérie, voilà le premier aveu que je te fais : tu t’appelles Lucie en souvenir de cette femme avec qui nous avions partagé les joies et les malheurs depuis tellement d’années. Cette fille, qui était déjà une amie de ta mère sur les bancs de l’école. Cette femme, avec qui nous avions bravé les interdits pendant la guerre, puis que nous avions hébergé chez nous, après la mort de son mari, pour qu’elle soit entourée lors de son accouchement. Cette amie qui nous avait accueillis à son tour quand notre chalet était parti en fumée. Cette sœur que nous avions perdue un jour de tempête en montagne.
Après avoir été le berceau de notre belle amitié, la montagne avait repris deux d’entre nous, mais surtout, elle laissait Louise doublement orpheline. Voilà qu’à la disparition de son père, survenue aux Glières au début 44, s’ajoutait maintenant celle de sa mère dans cet événement tragique. Sans famille par ailleurs, elle était vouée à l’orphelinat, pour de longues années sans doute, sa mère étant seulement déclarée disparue en montagne et non pas décédée. Même si après toutes ces années, nous avions réussi à l’adopter de manière légale, elle aurait passé son enfance ballottée dans les centres et cela, parce que ses parents avaient déjà trop connu le malheur, nous ne pouvions, ta mère et moi, nous y résoudre.
Peut-être as-tu déjà compris ce qui s’est passé par la suite. On a cherché un moyen plus rapide pour l’adopter, pour t’adopter, toi, ma fille. Arthur Picard, notre ami secrétaire de mairie, est redevenu Vérone, le temps de te donner une nouvelle identité, le temps pour Louise Bastian, fille de Louis, décédé aux Glières le 30 mars 1944, et de Lucie, disparue en montagne le 13 septembre 1946, de disparaître des livres, et de renaître sous le nom de Lucie Pellier, fille de Thomas et de Marion Pellier.
Voilà…
Cette fillette, dont nous te racontions l’histoire, quand tu étais petite, c’était toi. Ses histoires sont les tiennes. Tu les retrouveras dans les chapitres que tu vas lire ici. Si, dans ces pages, je parle d’elle sans dire que c’est toi, c’est pour que tu te souviennes qu’avant d’être notre fille, tu as eu cette autre histoire, cette autre vie, avec d’autres parents. Et il faut que tu saches que si nous avons fait en sorte d’effacer cette vie aux yeux des autres, dans les livres de la mairie, c’était pour t’éviter l’orphelinat, mais que, toi, nous n’avons jamais cherché à te la voler.’’
***
Immédiatement après sa lecture, Thomas se tourna vers Antoine et Julie, dont il venait de faire mourir les personnages.
- Ne m’en voulez pas surtout ! Je n’ai rien trouvé d’autre pour pallier la stérilité de Marion, et j’avais vraiment envie qu’elle connaisse le plaisir d’avoir un enfant.
Julie lui répondit du tac au tac, comme si elle avait déjà préparé sa réponse :
- Pour moi, ça ne change rien, tu tues mon personnage, mais tu m’en crées un autre. J’ai seulement rajeuni de 20 ans dans l’intervalle ! Je ne vais pas m’en plaindre !
Et Antoine d’ajouter en plaisantant :
- Oh, on t’en veux pas, on peux comprendre en effet !… Ce que je vois surtout, c’est que depuis peu, Marion et toi sortez ensemble. Et quand on vous voit tous les deux, on imagine sans problème que tu n’as plus qu’elle en tête. Alors, quand tu transposes sur tes personnages, tu leur offres ce qui leur manque depuis toujours, et tu fais le vide autour d’eux, quitte à sacrifier les gens qui les entourent… C’est pas ça qu’il faut comprendre ?
- Ou alors, tu flingues tes personnages les uns après les autres pour pouvoir boucler ton récit, ai-je ajouté un peu narquois, comme ça, au lieu d’écrire, tu vas pouvoir continuer d’aller au ski…
- Il y a sans doute des deux, répondit-il après un moment de réflexion. Je n’y avais pas pensé, mais vous êtes peut-être dans le vrai. En tous les cas, c’est certain, j’ai l’impression d’être au bout de mon histoire. ça me pèse de plus en plus de la continuer.
- Dommage, dit Marion, il devenait attachant ton petit couple. C’est vraiment ton dernier chapitre ?
- Je crois, oui.
- Mais ne t’inquiète pas trop, poursuivit Julie, parce que, sans vouloir anticiper mon tour, tu verras que dans mon histoire, j’ai trouvé un prolongement à donner à la celle-ci.
***
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