Regarder l’invisible
Le Big-Bang, la croissance de l’univers
Sentir l’imperceptible
Les phéromones, les électrons dans l’air
Entendre l’inaudible
Les messages du vent, les plaintes de la terre
Toucher l’incoercible
Le carmin de l'été, la pâleur de l'hiver
Goûter l’insipide…

Ecrire, c’est tendre un fil entre le monde et l’indicible.








2 – Retour aux sources (Marion)


''Tea spoon ronronnait de bien-être, voluptueusement étendu sur ses genoux. Depuis le matin, Marion n’avait pas ménagé sa peine et appréciait à sa juste valeur de pouvoir bénéficier enfin d’un instant de répit. Assise en tailleur sur le canapé de plein air, elle câlinait son chat. Elle savait que bientôt, elle verrait arriver ses premiers clients du soir, qu’elle devrait alors préparer le thé à la menthe puis entrer son login sur un ordinateur pour animer le forum de discussion, mais là, elle voulait profiter pleinement de ces quelques minutes de calme que lui accordait le début de soirée, petite récompense après une longue journée.

Installée sur les toits en terrasse, elle se félicitait de son dernier achat. Certes, il avait coûté un peu cher, mais ce salon d’extérieur en fer forgé, garni de coussins écrus aussi bedonnants que des moines trappistes, était l’endroit idéal pour décompresser un peu. Elle n’avait plus alors qu’à se laisser conduire où souhaitait l’emmener tous ses sens en éveil. Elle appréciait déjà la caresse du vent chaud que lui prodiguait la nuit marocaine de ce début d’été. Elle se laissait bercer par les clapotis apaisants d’une fontaine, dans un riyâd voisin. Elle humait l’air, surtout, et s’adonnait ainsi à son activité fétiche, au plaisir garanti, l’exercice le plus apte à faire affluer les souvenirs heureux de sa jeunesse marrakchie. En se laissant doucement envahir par les senteurs de la médina, elle succombait lentement à l’étreinte enivrante des souvenirs olfactifs que lui restituait sa ville.
Aux parfums délicats de cumin, de menthe verte et de cannelle, portés par le vent depuis les épiceries du souk, se mêlaient les touches boisées des forêts qui bordaient la cité. Celles des vergers aussi. Suivant la direction du vent, lui venaient les essences d’eucalyptus, de palme et d’olivier. Par effluves, lui arrivaient encore les odeurs plus fortes, viandes grillées, coriandre, ras el anout, en provenance directe des restaurants de plein air qui s’installent à la nuit sur la place Djemaa El Fnaa. Passaient aussi parfois les arômes plus subtils de la fleur d’oranger, aussitôt balayés par ceux plus soutenus des jasmins et des bougainvilliers, de ceux que l’on trouve au jardin Majorelle. Elle s’amusait de constater que par cette association d’idées, elle rapprochait davantage le bougainvillier au célèbre bleu vif de la maison du peintre plutôt qu’aux tons de violet ou de parme que ses fleurs pouvaient prendre.

Gamine, elle en avait passé des heures, dans ce jardin splendide. Invitée par Nadia, sa meilleure amie et la fille du jardinier, elle venait après l’école, le temps d’un goûter improvisé sous les tonnelles. Certains samedis, elles partaient à l’aventure l’après-midi entier, exploratrices en herbe de ces jardins en fleurs. D’autres fois, elles jouaient simplement, à la marchande ou aux poupées, dans une allée du parc, à l’ombre des palmiers, des papyrus géants ou des philodendrons. A leur âge, elles n’avaient pas conscience alors, d’être protégées des lances du soleil par de tels trésors botaniques, amoureusement choyés par le père de Nadia. Comment s’appelait-il déjà ? Abderamman ? Abderrazzak ? Et depuis quand n’avait-t-elle pas revu Nadia ?

Tandis qu’elle scrutait le panel olfactif de la médina marrakchie, les images affluaient, sans ordre apparent, l’une chassant l’autre, simplement, sans autre logique. Toutes heureuses. Certes, empreintes d’un peu de nostalgie, mais heureuses. A comparer à d’autres, qui l’étaient beaucoup moins, comme celles des mois derniers dont elle se repassa le film.
Cette vie fade qu’elle avait à Paris, les cours qu’elle donnait en banlieue, dans un lycée difficile, et qui l’avait laissée dans l’état d’un lainage oublié dans une machine de blanc, cette envie de tout plaquer alors qu’elle ne pouvait s’empêcher de regarder en boucle, à la télévision, les tours du World Trade Center se réduire en poussière, sa décision de revenir à Marrakech, berceau de son enfance, pour y puiser une force nouvelle, pour trouver un nouvel équilibre.
Elle avait pris l’avion de la Royal Air Maroc le 11 novembre 2001, jour de l’Armistice, mais surtout, à ses yeux, deux mois exactement après les attentats de New York. Il est vrai qu’à son âge, il est plutôt normal qu’elle soit davantage encline à nourrir ses angoisses de ces images de jumpers plutôt que de celles des gueules cassées. D’ailleurs, s’était-elle déjà figuré de ce que pouvait être l’enfer des tranchées, de ce soldat mutilé par un éclat d’obus, de cet officier couché dans la boue, tremblant comme une feuille, les yeux fixés vers le ciel, attendant qu’on veuille bien lui donner un peu de morphine, à défaut de trouver un médecin pour lui remettre l’intestin grêle en place ? Non, le comble de l’horreur avait pris la forme, pour elle, du bruit sourd à l’impact des malheureux qui avaient préféré, pour leur dernier voyage, se soumettre aux lois de la pesanteur pour se soustraire aux flammes. Et ce cauchemar s’était rappelé à elle, dans l’avion, jusqu’à ce que son voisin de travée finisse par repousser, en engageant la conversation sur des sujets plus légers, les assauts acharnés de ces flashs terribles et récurrents, qui, même s’ils s’espaçaient, continuaient de venir la hanter.
Une fois à Marrakech, elle avait mis moins d’un mois pour ouvrir son Web Café. Le plus dur avait été d’obtenir les autorisations nécessaires à l’ouverture de la vingtaine de lignes téléphoniques dont elle avait besoin en pleine médina, mais sa jeunesse passée à Marrakech lui avait laissé quelques prédispositions dans l’art du passe-droit. L’inauguration avait vu passer une foule de curieux, des jeunes pour la plupart. Quelques-uns s’étaient inscrits, puis le bouche à oreille aidant, elle avait fini par avoir un petit cercle d’habitués, suffisamment pour voir venir. Une bonne partie de sa clientèle était européenne et voyait dans le Mouse Café – c’était son nom - un moyen permettant de conserver les liens avec la famille et les amis restés en Espagne, en France ou ailleurs. Le thé à la menthe et les cornes de gazelle, servis à volonté, avaient fait le reste. Le lieu était surtout un havre de paix, dont Marion profitait à plein les avantages en ce début de soirée.

Ce fut Thomas qui rompit le charme bien malgré lui, en accédant à la terrasse. Il était parmi les plus fidèles, venait tous les soirs – parfois seulement une heure, le plus souvent jusqu’à la fermeture – et faisait dorénavant partie de ses nouveaux repères quotidiens.
Thomas organisait des voyages en 4x4, vers le Toubkal ou Ouarzazate. Chauffeur les premiers temps, il avait très vite laissé le volant à d’autres pour gérer son affaire depuis son bureau de l’avenue Mohamed V. De son passé de baroudeur, il en avait seulement gardé le style : des lunettes de montagne, qu’il portait en permanence, cachaient son regard outremer ou bien alors se perdaient dans sa chevelure hirsute, sur le sommet du crâne. Un immense tarbouch de laine écrue, qu’il enroulait autour du cou, contrastait avec le teint hâlé de son visage, renforcé par le brun d’une barbe naissante, qu’il entretenait se sorte à ce qu’il paraisse chaque jour, n’avoir négligé son rasoir que depuis la veille. D’amples chemises blanches, des pantalons de chasse et des chaussures de marche complétaient généralement ses tenues vestimentaires.
à force de patience, il avait fini par apprivoiser Marion, pourtant si rebelle à entretenir une relation suivie, quand bien même elle ne serait qu’amicale.
Tous deux passaient maintenant plus de temps à discuter ensemble plutôt qu’à pianoter sur un clavier d’ordinateur.
Petit à petit, leur cercle s’était ouvert : S’y était greffée Lucia, une jeune femme espagnole, femme d’expatrié, si seule dans cette ville qu’elle s’était accrochée à Marion et à son café comme à une bouée de sauvetage. Elle était pourtant d’une gentillesse telle, que tous se demandaient pourquoi son mari la délaissait à ce point. Sans doute son activité professionnelle était-elle sa plus grande maîtresse ?
Il y avait Antoine, étudiant en histoire de l’art, venu parfaire sa connaissance du Maghreb dans le cadre d’une bourse d’échange.
Et aussi Arthur Sims, chef d’escale pour Air France à Marrakech. En congé à Paris cette semaine, il ne tarderait pas à les rejoindre sur le web.
Ces quatre là, Marion ne les comptait plus parmi ses clients, mais parmi ses amis.’’


***



Marion mit fin à sa lecture par un regard circulaire, sollicitant ainsi nos commentaires. L’impression générale était meilleure que pour l’histoire proposée par Thomas.
Les règles que nous nous étions préalablement fixées étaient claires : proposer un cadre, l’ébauche d’une histoire, y faire évoluer cinq personnages. De ce point de départ, nous avions prévu de choisir le meilleur des cinq thèmes, pour que chacun y développe son rôle dans cette aventure que nous partagerions au fil du temps et des parties.
Marion avait visé juste, elle le savait. Mais la manche n’était pas encore gagnée, il restait d’autres récits à venir et son sourire n’était pas celui d’une victoire mais traduisait plutôt sa satisfaction, en plaçant haut la barre, d’avoir servi au mieux les intentions du groupe.
Marion est une battante. Même sans enjeu, quand elle joue, c’est pour la gagne, tout comme son personnage qui — semble-t-il — n’a pas peur d’oser, de foncer droit devant, sans autre forme d’atermoiements. Marion, c’est l’énergie d’un volcan, la force d’une tornade, entraînant derrière elle tous ceux qui se trouvent près d’elle, qu’ils souhaitent ou non la suivre.
Elle a l’aisance de ces funambules du verbe, jongleurs de mots qui, par leur aura et par leur charme, constituent les noyaux, les pôles d’attraction autour desquels la matière s’organise.
De nous tous, elle est assurément la plus inventive, la plus inspirée. Elle en a fait la preuve à de maintes reprises, dans nos précédentes parties, et il n’était pas permis d’imaginer qu’il en fût autrement lors de cette aventure.
Elle est de plus d’une beauté rare, ce qui ne gâche rien. Elle ressemble à l’une de ces actrices italiennes des années soixante-dix qui, avec leurs jupes légères et leur fraîcheur de jeunes premières, ont conduit bien des adolescents dans les salles de cinéma. Ou chez les marchands de vespa, c’est selon…
Elle est loin des canons actuels de la beauté, du moins tels que promus par les magazines de mode. Elle n’a rien à voir avec ces filles filiformes et laiteuses. Elle a bien une silhouette élancée, mais n’affiche pas, elle, les stigmates de l'anorexie comme on revendiquerait le droit à la névrose.
Elle a la chance, c’est vrai, d'avoir des formes féminines avantageuses sur une silhouette tout à fait proportionnée, des seins en obus, des hanches comme une application de la théorie des espaces courbes, un ventre plat, euclidien, mais plus encore que les lois de son physique, c'est sa composition chimique qui la rend irrésistible : une assurance dans le port de tête, un regard flamboyant, servi par des yeux noisette pétillant de malice, un sourire souvent affiché, elle inspire la joie de vivre avec cette façon qu’elle a d’irradier de bonheur.
Brune, ses cheveux coiffés au carré ont une propension naturelle à boucler. Des traits de visage fins, des pommettes hautes, un nez qui part à la relevette : si elle était blonde, on lui trouverait des origines slaves.
Voilà ce que je peux dire de Marion, parce que pour le reste, il est difficile, voire presque impossible de parler d’elle sans formuler un maximum d’hypothèses. J’ai beau la connaître depuis quelques années — c’est une amie de Thomas avant d’être la mienne —, je ne sais d’elle que ce qu’elle veut bien voir tomber dans le domaine public, à savoir le strict nécessaire. Elle est plutôt secrète, elle l’admet, et c’est bien le seul trait de son caractère sur lequel on peut avoir des certitudes.
Durant nos soirées, elle participe activement, elle rigole, elle est même la championne de la mise en boîte et de la blague Carambar, mais elle cache en cela une sorte de volonté farouche à ne pas parler d’elle, esquivant les questions dès qu’elles touchent de trop près à l’intime.
Je sais qu’elle a effectivement passé la majeure partie de son enfance au Maroc, et je l’imagine sans mal avoir eu envie, quand j’ai lancé l’idée, d’y retourner par l’écriture.

Ses parents y ont travaillé longtemps. Son père, médecin, était parti là-bas en coopération. En âge de porter encore des couches sur le bateau qui les emmenait de l’autre côté du détroit de Gibraltar, elle n’a de souvenirs de jeunesse qu’au Maroc, si bien qu’une douzaine d’année après, quand ils ont dû rentrer en France, j’imagine qu’un peu d‘elle-même était resté là-bas.
Julie, qui nous recevait chez elle, profita de la coupure pour aller nous chercher de quoi boire et de quoi grignoter.
Thomas se leva à son tour et se dirigea vers la fenêtre. Lorsqu’il l’ouvrit, je ne pus m’empêcher de me demander s’il y recherchait quelques odeurs d’épices ou bien alors s’il souhaitait estimer l’écart de la température du jour avec celle de ses montagnes.
En fait, en ce début octobre, le léger souffle d’air qui s’invita dans l’appartement, était loin de pouvoir prétendre à des records de froid. De pollution, peut-être, mais pas de froid. C’était une belle soirée d’arrière saison, qui embrassait le quartier de La Daurade, en plein cœur de Toulouse, d’un air très doux (par sa température) et mais également très âpre (par sa composition chimique) si bien que j’espérais secrètement que Thomas referme très vite la fenêtre, et nous isole ainsi des pollutions urbaines.
Chacun cherchait en fait à se décontracter : Antoine, qui était le prochain sur la liste pour des raisons évidentes ; moi aussi, car j’avais été sensible à l’histoire de Marion plus que je ne l’aurai cru. Son autoportrait et aussi les premiers traits de Thomas, à travers ceux du personnage qu’elle lui promettait, sonnaient justes. Je ne connaissais pas le Maroc, mais je l’imaginais sans mal en baroudeur de l’Atlas.
A en juger par ces premières contributions, je mesurais déjà qu’un des objectifs cherchés, en poursuivant ce jeu, pouvait être riche d’enseignements. Il apparaissait évident que chacun de nous participerait, à travers son histoire, à la naissance d’un enfant à la beauté métisse, fruit d’un subtil mélange entre des éléments réels et d’autres tout droit issus de nos mondes imaginaires, tissant nos rêves, nos couches sédimentaires le plus enfouies, à la trame de nos expériences personnelles, de nos souvenirs les plus intimes.
Ces quelques lignes nous en apprenaient déjà plus sur Marion elle-même, à travers les premiers éléments de la vie qu’elle avait imaginée pour son propre personnage, que les trois ans passés à partager différents scénarios sur nos jeux de plateau.
Mieux se connaître, mieux connaître les autres dans ce que nous étions, ou ce que nous voulions être, ou bien seulement paraître, afin d’enrichir nos relations, voilà tout l’enjeu que je leur avais proposé, et qui plus est, sans qu’ils s’en aperçoivent.
Antoine piaffait sur son fauteuil, au bout de la table, désireux d’en finir, mais les autres ne semblaient pas vouloir enchaîner tout de suite, comme pour profiter encore de chacune des images de l’histoire de Marion. L’ensemble dressait en effet un tableau fait de quiétude et d’équilibre, ces choses simples de la vie qui font qu’on l’accepte en bloc.



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