‘‘Les deux 4x4 s’arc-boutaient dans la tempête de sable. Aux premiers signes annonciateurs, Thomas avait jugé préférable de stopper leur progression à travers les dunes. Le mieux, dans ces cas-là, était encore d’attendre. Ils ne risquaient pas de se perdre, de toute façon. Une fois le calme revenu, même sans les traces qui seraient sans nul doute effacées par le vent, ils n’auraient qu’à suivre les indications du GPS. D’ailleurs, ils n’étaient pas si loin de la route. Arrêtés le long d’une barre rocheuse, quelque part entre Tazzarine et Merzouga, les véhicules, pourtant massifs, étaient secoués dans tous les sens, chahutés par les rafales de vent comme de jeunes professeurs par leurs premières classes.
A l’intérieur, les passagers restaient sereins. Peu de mots, pas de peur, malgré le bruit assourdissant des bourrasques tournoyant autour des voitures, le vacarme incessant du sable venant frapper de plein fouet les tôles de leur carapace de fortune. Du même coup, dans la pénombre presque totale de la tempête de sable, chacun essayait de faire le clair dans ses idées.
Thomas prenait sur lui pour que la situation ne devienne pas dangereuse. Il était ravi de se retrouver ici. Depuis son escapade avec Marion dans l’Atlas, il avait renoué avec le plaisir de parcourir la montagne et le désert. Il faut dire aussi que, contrairement à la volonté initiale de Marion, leur relation s’était poursuivie depuis, et tous deux, aujourd’hui, voyaient la vie avec les yeux du désir sans cesse renouvelé.
Ce voyage lui procurait un sentiment particulier. D’habitude, chacune de ses excursions était prétexte à croiser le destin de gens nouveaux. Il était rare qu’il ait à faire à d’anciens clients. Cette fois-ci, il accompagnait davantage de personnes qu’il connaissait déjà que de gens qu’il apprendrait à connaître. De tête nouvelle, il n’y avait en fait que cette française d’une soixantaine d’années, qui était venue le voir à l’agence, quelques jours auparavant, pour lui demander cette balade imprévue. Elle était à Marrakech en vacances et ne rêvait plus, depuis son arrivée, que de suivre les traces de Théodore Monod, aux confins du désert. Dans les jours qui suivaient, Thomas n'avait rien de prévu qui aurait pu correspondre à ses souhaits. Il avait pris néanmoins sa requête, mais devait trouver d’autres clients et remplir le 4x4 pour que le voyage fût possible. En cette fin de printemps, il avait cru possible de trouver rapidement deux ou trois autres personnes et d'organiser ce raid dont il connaissait le tracé par cœur. Il avait fait le tour des hôtels, en vain. Il avait bien trouvé des gens intéressés par ses itinéraires qui rejoignaient l’océan, les avait mis dans les autres tout-terrains conduits par ses chauffeurs, mais n’avait trouvé personne pour le désert. Il s’était presque résigné à devoir annoncer à cette jeune mamie que le voyage ne pourrait pas se faire, elle qui semblait si sympathique et à qui il aurait pourtant bien voulu faire plaisir.
Quand il avait fait part de cet état de fait à ses amis du Mouse Café, tous sans exception avaient souhaité se joindre à elle, pour qu’elle puisse l’avoir, sa balade dans le désert. Marion avait trouvé là un prétexte pour accompagner Thomas. Lucia, l’amie andalouse, s’était greffée au voyage pour se donner une raison de fuir quelques jours le domicile conjugal. Antoine, à qui Marion offrait l’excursion pour le remercier de l’avoir aidée si souvent au Mouse Café, s’était volontiers associé à leur groupe. Même Arthur, qui rentrait pourtant de vacances, avait repris quelques jours, pour les accompagner. Ce ne fut donc pas un, mais deux 4x4 qui partirent vers les dunes du grand sud. Thomas conduisait le premier. Antoine et Arthur se relayaient au volant du second.
L’itinéraire devait les conduire au sud-est, dans les tassilis, pour longer la frontière algérienne, là où le Sahara s’installait petit à petit, et découvrir ces regs qui s'étendaient à l'infini, mers de sable ourlées, parsemées ça et là de dunes grandioses. Jusque là, tous étaient ravis de la balade. La jeune retraitée en goguette, était émerveillée par tout ce qu’elle voyait. Le reste de la troupe, en plus du plaisir de partager cette aventure entre amis, dans un cadre si grandiose, avait également la sensation de faire une bonne action, en voyant la vieille dame si heureuse. Le troisième jour, en fin d’après-midi, le vent s’était levé et ils s’étaient retrouvés là, à attendre, dans les habitacles protecteurs de leurs véhicules tout-terrains, des conditions plus clémentes. Thomas tuait le temps en racontant à sa seule vraie cliente ses souvenirs de baroudeur des sables, jouant les vieux brisquards devant cette femme qui aurait pu être sa mère, forçant un peu le trait pour alimenter ses rêves. Marion n'en perdait pas une miette.
Dans la seconde voiture, Antoine somnolait, désireux d’imiter Arthur qui ronflait bruyamment, depuis un moment déjà. Lucia, seule à l’arrière, était perdue dans ses pensées. Voilà trois ans, elle avait quitté l’Andalousie, où elle était née, pour suivre son mari à Marrakech. A l’annonce de leur départ, elle s’était fait une joie de partir à la découverte d’un nouvel horizon, elle qui avait soif de voyages, de rencontres, de partage. Mais les véritables raisons qui firent qu’elle s’attacha à ce pays furent autres et tout à fait inattendues. Dès les premiers jours, au lieu d’éprouver le plaisir de la découverte, elle avait ressenti celui d’être en terrain connu, sentiment tout aussi fort que paradoxal, parce qu’à l’opposé de celui auquel elle s’attendait. Sur le bateau déjà, elle aurait cru que la traversée d’Algésiras vers Tanger, qui lui faisait pourtant quitter l’Europe pour rejoindre l’Afrique, la ferait basculer davantage dans un autre monde. Il n’en avait rien été. Cette région du Sud de l’Espagne, qu’elle quittait, était en effet tellement imprégnée des héritages maures et arabes, qu’elle avait eu le sentiment d’effectuer plutôt, en découvrant le Maroc, un voyage initiatique dans le pays de quelques lointains ancêtres. Ici, Lucia avait reconnu dans l’architecture, dans les traditions culturelles, dans les habitudes culinaires du pays, le poids des influences qui avaient fait une bonne part de ce que l’Andalousie était devenue au fil du temps, jusqu’à aujourd’hui. Même la nature, qu’elle fût sauvage ou façonnée par l’homme, lui avait procuré ce sentiment de filiation commune. Elle était partie à la conquête d’un monde nouveau, elle en avait découvert un autre, englouti, enfoui en elle, qu’elle connaissait d’instinct. Ce sentiment lui avait procuré une force particulière, comme si elle avait enfin mis des images sur ce qui constituait les racines de sa propre histoire, les piliers porteurs de son identité. A y réfléchir, elle s’était toujours sentie attirée par le Maroc, avant même d’y avoir posé les pieds. Elle éprouvait un sentiment tel, que bien qu’elle n’ait jamais cru en une quelconque forme de réincarnation, elle ne pouvait s’expliquer cette attirance que par ce biais, l’expérience d’une vie antérieure, paysanne dans quelque douar du Rif ou de l’Atlas.
Il était heureux, d’ailleurs, qu’elle ait immédiatement trouvé ses repères dans ce pays, parce que, dans le même temps, elle avait perdu ceux de son couple. Son mari n’était plus là, pour ainsi dire, s’investissant de plus en plus dans son travail comme pour la fuir davantage. Leur union était bancale depuis longtemps déjà. Dès le début, à l’en croire, le mariage à ses yeux ayant été une erreur. Sur ce point, il n’avait pas tout à fait tort : ils ne s’étaient jamais haïs, mais ils ne s’étaient jamais aimés non plus. Elle, avait cru un temps être amoureuse, mais elle n’avait en réalité rien fait d’autre que donner son amour à cet homme attachant par sa timidité, ce manque maladif d’estime de soi. Lui, n’avait vécu alors qu’à travers les yeux de celle qui était là pour le pousser en toutes circonstances, pour lui apporter la confiance dont il manquait. Puis, les efforts répétés de Lucia pour qu’il prenne confiance avaient fini par payer, et plus il s’affirmait, plus il s’éloignait d’elle, symbole de ses carences passées. Si elle avait été une seconde mère pour lui, il avait coupé le cordon. Elle n’avait pu que constater, et accepter le fait qu’elle s’était trompée, qu’ils s’étaient fourvoyés tous les deux. Ils avaient eu besoin l’un de l’autre, en effet, mais pas pour construire ensemble. Sans doute pour combler un besoin affectif tenant davantage de la relation maternelle, elle s’était chargée de son éducation sentimentale, de la rééducation de son ego, pour être tout à fait précis, et il devenait évident que les fruits en seraient récoltés par une autre. Arrivés au Maroc, la situation n’avait fait qu’empirer. Il s’était investi dans son travail pour s’affirmer encore un peu plus, aux yeux des autres cette fois, s’était peu à peu détaché de Lucia et s’ils vivaient toujours ensemble, c’était par la force des habitudes, parce ni l’un ni l’autre n’avaient eu le courage de faire le premier pas vers l’issue évidente à leur union. Pour tout dire, ils vivaient comme si leur séparation était déjà consommée. Lucia, pour ne pas avoir à le faire, n’en espérait pas moins que son mari demande bientôt le divorce. Elle imaginait souvent ce jour où il lui apprendrait qu’il en aimait une autre - s’il ne l’avait déjà trompée, cela ne saurait tarder –, en n’omettant pas bien sûr de lui présenter l’élue de son cœur pour obtenir son assentiment… En tout état de cause, elle ne lui en tiendrait pas rigueur. Au contraire, dans ce formidable gâchis, elle lui était au moins redevable d’avoir connu le Maroc, ce qui, de son côté, l’avait aussi fait s’épanouir.
Tout à ses idées noires, Lucia n’avait pas entendu la porte arrière du Land Rover s’ouvrir. Marion s’y engouffra la première, suivie de Thomas et de sa cliente, invitant avec eux une quantité de sable au moins équivalente à une quatrième personne... Ils avaient l’air d’être vraiment contents d’eux et de leur effet, arborant la mine espiègle des gamins qui appuient sur les sonnettes d’immeubles avant de déguerpir. Leur entrée fracassante avait imposé aux garçons, à l’avant, un réveil pour le moins brutal. Arthur mit même quelques minutes à retrouver son flegme à demi britannique. Lucia, aussi, avait paru surprise. Elle était prise en flagrant délit de mélancolie, les yeux piqués de larmes prêtes à jaillir. Cela n’avait échappé à aucun des nouveaux passagers, mais par pudeur, personne ne lui avait demandé la raison de cette peine retenue. Peu après, les envahisseurs expliquèrent la raison de leur intervention :
- Le vent va se maintenir certainement jusqu’à la nuit. Il va falloir que l’on patiente, avait dit Thomas. On est venu vous proposer un jeu. Vous connaissez le Blind Test ?
La lumière dans ses yeux en disait long sur l’impatience qu’il avait d’en découdre. Thomas expliqua brièvement les règles, - retrouver l’interprète des chansons dès les premières mesures - en ajouta même une dernière, tenant compte des circonstances, par rapport à la version que Marion lui avait proposée quelques semaines auparavant : constituer deux équipes, par tirage au sort, pour réduire l’exercice en un duel fratricide. L’intérieur du véhicule se réorganisa en conséquence. En enjambant les banquettes, on regroupa les équipes. Antoine passa à l’arrière pour laisser sa place à Thomas et à Marion sur le siège passager, à l’avant. Lors du tirage au sort, personne n’avait remarqué que cette dernière avait triché, dans la seule intention de pouvoir profiter des genoux de son nouvel amant. Mais du même coup, les équipes semblaient pour le moins déséquilibrées : Marion et Thomas du même côté, eux qui s’entraînaient déjà depuis plusieurs semaines, étaient accompagnés par Arthur, qui pouvait leur apporter toute sa connaissance de la pop anglo-saxonne. Cette équipe paraissait largement favorite face à celle de Lucia, qui pouvait certes placer quelques banderilles sur les standards hispaniques, si toutefois on en diffusait, mais qui étaient secondée par Antoine et par celle fraîchement arrivée dans leur cercle, dont la jeunesse pour le premier et l’âge mûr pour la seconde semblaient à priori devoir constituer un handicap quant à la tessiture de leurs connaissances musicales.
Tous acceptèrent volontiers, néanmoins, de se prêter au jeu. Thomas mit en route l’autoradio, lequel pour toute musique, n’émit d’abord que quelques grésillements. Thomas chercha frénétiquement, sur les fréquences, une radio qui aurait pu émettre, sans grand résultat. Son idée semblait devoir s’envoler avec le vent, le vacarme du sable sur la carrosserie ayant apparemment réussi à envahir aussi les ondes. Les yeux de Marion perdirent de leur éclat, eux aussi, elle qui, comme Thomas, se faisait une joie de s’adonner à son passe-temps favori. Il allait falloir trouver autre chose… Dans une ultime tentative, Thomas balaya de nouveau la bande de modulation de fréquences, manuellement cette fois-ci, et finit enfin par attraper un signal, de bien piètre qualité toutefois.
- Las ketchup !
La réponse ne s’était pas fait attendre. Elle venait de l’arrière ; de sa cliente, avait-il semblé à Thomas, ce qui le laissait circonspect. Quand il se retourna, il eut bien la confirmation que le point allait à la grand-mère, celle-ci mimant même la gestuelle qui allait avec le titre ¾ ‘Asejere’, cet ancien tube du Top 50 ¾ ce qui les scotcha tous sur place.
- Et alors, les jeunes ! vous croyiez que j’étais réduite à faire de la broderie dans les clubs du troisième âge ! Eh ben, non ! dit-elle un brin moqueuse. Va falloir vous accrocher ! ajouta-t-elle pour l’équipe d’en face.
Tous les regards convergeaient, incrédules, vers celle qui faisait marquer un premier point à l’équipe de Lucia, pourtant pas favorite. La partie était lancée. Et la mamie, remontée, d’ajouter à l’intention de Thomas :
- Zyva, DJ, mets la gomme !
Leur partie dura près de deux heures. Le score avait été serré jusqu’au bout, restant longtemps à l’avantage de l’équipe de Lucia, tant leur dernière recrue avait fait des prouesses. Il bascula quand même, sur la fin, en faveur de Thomas et Marion, piqués au vif par une telle opposition, conjuguant leurs efforts pour en venir à bout… A elle seule, la mamie avait tout de même donné plus des trois quarts des réponses de son équipe, Lucia et Antoine se partageant le reste, et s’il avait existé un classement individuel, elle aurait terminé sur la plus haute marche sans aucune contestation possible. Seulement voilà, parce que la vie est injuste, elle ne tirerait aucune gloire de sa maîtrise individuelle dans ce match par équipe. Elle avait fait preuve, néanmoins, d’une maestria telle, notamment pour les tubes des années 60 et 70, que les autres ne la surnommaient plus que Tina, en référence à la mamie du rock, Tina Turner, la vraie légende vivante. Au final, elle convint de sa défaite, la prenant avec philosophie, la bonne humeur ayant été le maître mot de sa participation à ces joutes musicales.
Lucia, elle aussi, s’était déridée. Elle aimait cette femme, sa joie de vivre, le recul qu’elle semblait savoir prendre sur toute chose. Elles avaient beaucoup parlé, l’une à côté de l’autre durant la partie, et partageaient déjà de nombreux points communs.
- Yo ni siquiera conozco tu nombre[1], lui dit la première dans sa langue maternelle.
- Me llamo como tu, commença la seconde en espagnol. Je m’appelle Lucie, Lucie Marsac.
- Et où avez-vous acquis une telle aisance à ce jeu ? s’enquit Marion, pas dupe du résultat final et presque vexée d’avoir trouvée plus forte qu’elle dans son exercice de prédilection.
- Avant d’être en retraite, je tenais une boulangerie dans un petit village d’Ardèche. La radio y était branchée en permanence. Cela fait donc plusieurs dizaines d’années que je m’entraîne à votre jeu sans le savoir. Et puis, mon second mari est mélomane, lui aussi. Mélomane et musicien. Je l’ai accompagné au Maroc, pour une série de concerts. On a souvent poussé la chansonnette, tous les deux…
Après l’effervescence de la partie, était venu le temps des confidences. Lucie leur expliqua comment, trente ans auparavant, elle avait pris pour habitude d’écouter la radio, comblant ainsi le vide de sa vie, son premier mari ayant trouvé la mort dans un accident de voiture. Elle leur raconta comment, alors, elle avait décuplé son malheur, prenant les mauvaises décisions, abandonnant un fils au lieu de s’y raccrocher. Elle leur dit combien, à cette époque, elle avait eut l’impression que sa vie était déjà derrière elle, alors qu’elle n’avait pas encore leur âge.
Elle offrait son histoire - elle qui était pourtant d’un caractère pudique - mesurant bien l’effet qu’elle avait, sur Lucia notamment, qui buvait ses paroles comme si elle avait été le Messie.
Sans rien connaître de son malheur, si ce n’était ces larmes retenues qu’elle avait surprises quelques heures auparavant, la vieille dame sentait combien la jeune femme andalouse s’identifiait dans l’histoire qu’elle livrait. Elle confia alors, aussi, comment elle s’était reconstruite avec le temps, comment elle avait eu envie un jour de mordre à nouveau dans la vie, d’arrêter de se nourrir de son propre malheur. Elle leur fit part de la chance qu’elle avait eue de croiser un jeune couple qui lui avait démontré, par les preuves d’amour qu’ils s’échangeaient, que le bonheur était possible pour quiconque se donnait la peine de vouloir l’approcher.
Elle raconta comment la vie lui avait apporté cette chance, en lui donnant de croiser la route de ce musicien, de cet homme qui deviendrait le sien, avec qui elle traverserait trois décennies, celui avec qui elle connaîtrait finalement toutes les joies que lui réservait la vie, après ces débuts chaotiques, pour le moins.
Tout n’était pas vrai, elle évitait notamment de noircir le tableau avec le seul vrai regret de sa vie, l’abandon de ce fils, mais, après tout, il n’y avait pas de mal à essayer de faire le bien.
Si ces quelques paroles pouvaient servir à Lucia, d’une manière ou d’une autre, alors elle, n’aurait pas souffert pour rien. Et l’exercice semblait porter ses fruits, puisqu’un moment après, Lucia s’allongea pour poser la tête sur les genoux de sa nouvelle amie, de trente-cinq ans son aînée, laquelle lui caressa longtemps ses longues boucles brunes dans un geste plein d’amour.
Le silence se fit peu à peu. Dans l’habitacle, du moins, car dehors, malgré la tombée de la nuit, la tempête ne donnait pas l’impression de vouloir se calmer.
Thomas improvisa une collation, des kesras[2], des oranges, des amandes, quelques dattes, qu’il avait apportées en prévision des marches qu’ils devaient faire dans les dunes, promettant que dès qu’ils le pourraient, il les convierait à un repas de rois.
Antoine, pensif, regardait au dehors, essayant de discerner quelques formes dans le noir qui les encerclait. Entre deux bourrasques, il profita d’un moment de répit pour parler sans élever la voix :
- Eh bien ! Si le vent se maintient au sud, les oubliés des Alpes vont sortir cet été comme les chanterelles dans les bois les nuits de pleine lune.
- Qu’est-ce que tu veux dire, Titou ? lui demanda Marion, intriguée par la formule.
Antoine, grignotant une poignée d’amandes, leur expliqua comment le sable saharien, emmené par les tempêtes sur les sommets alpins, pouvait accélérer la fonte des glaciers durant l’été, par un effet de loupe.
Il leur raconta, comment, il y a quelques années, de telles conditions avaient permis à des randonneurs autrichiens de découvrir Ötzi, cet homme de 5000 ans, témoin contemporain de notre lointain passé.
Il développa ensuite les arguments du débat scientifique qu’avait suscité cette découverte, récit que Lucie, dans toute sa sagesse, avait conclu par ces mots :
- Chaque homme, pour se construire, a besoin de connaître l’histoire de ses pères. La parole, l’écrit, ont valeur de témoignage dans cette quête incessante de la connaissance de soi. Que l’on soit paléontologue, recherchant les indices permettant d’en savoir un peu plus sur la vie d’Ötzi, ou que l’on soit simple quidam, donnant son insignifiante expérience en racontant son histoire ou en écrivant un roman, on aspire tous individuellement à répondre à la même question : qui suis-je ? Et par son témoignage, quiconque se pose la question de son identité, est au moins sûr d’une chose : s’il n’est pas certain, par sa démarche, d’obtenir de réponses à ses propres interrogations, il est sûr néanmoins d’apporter des éléments de démonstration aux questionnements d’un autre, qui l’entendra ou le lira un jour.
Après quoi, tous se turent, et ils laissèrent le vent entretenir la conversation.’’
Comme dans leur tout-terrain en plein vent de sables, le silence se fit dans notre petit groupe, à la suite de la lecture de Marion. Cette dernière se rendit à la cuisine, pour y chercher différentes choses dans le réfrigérateur.
Elle revint avec un plateau sur lequel étaient disposés des ramequins de différentes tailles, ainsi qu’une carafe en verre, dans laquelle on distinguait un liquide blanc, ressemblant à du lait. En revenant vers nous, elle s’arrêta vers le vaisselier pour y prendre des verres.
Dans les ramequins, on découvrit différents tapas, calamars à la romaine, pulpitos à l’encre, poivrons marinés, olives farcies, tous plus sympathiques les uns que les autres. Sur le plateau aussi, une salade d’oranges, qu’elle avait préparée selon la recette traditionnelle du Maroc, comme elle avait vu faire leur bonne quand elle était petite. Des rondelles d’oranges, baignant dans leur jus, parsemées de dattes et d’amandes grossièrement hachées, et qui nous laisseraient en bouche des parfums de cannelle et d’eau de fleur d’oranger. J’en salivai d’avance !
- Finalement, ce dessert, ce sont les mêmes ingrédients que la petite collation proposée par Thomas ! des oranges, des dattes, des amandes, avec une touche féminine en plus…
- Surtout avec le sable en moins ! répondit Marion à Julie. Je n’ai jamais été dans un vent de sable en plein désert, mais j’imagine que c’est pas le plus pratique pour faire de la cuisine…
- Dis-moi ! tu sais qu’il me manque déjà quelques neurones, à mon âge avancé… je suis pas sûr d’avoir tout capté, dit Antoine. Ta Lucie sexagénaire, c’est bien la Lucie boulangère de l’histoire de Julie en Ardèche, que l’on retrouve quelques trente ans plus tard, c’est bien ça ?
- Ben, oui. Je l’aime bien ce personnage, et dans son histoire, Julie lui en a fait tellement baver, que pour ses vieux jours, je voulais lui offrir une retraite heureuse. Je trouve qu’elle l’a bien méritée. Tu m’en veux pas, Julie ?
- Tu penses ! mon histoire, c’est notre histoire à tous, ça me fait plaisir, au contraire, que tu t’en appropries un morceau…
Tandis que nous commencions à déguster les tapas, Marion nous versa dans les verres le liquide blanc, légèrement ambré et sirupeux.
- Et ça ? Une spécialité d’Andalousie ou du Maroc ? Un lait d’amande, peut-être ?
- Hé non ! Un punch coco ! Il n’y a pas qu’au Maroc qu’on aime les bonnes choses ! Et le lait d’amande, t’es bien gentil, mais on n’est plus des gamins…
A l’intérieur, les passagers restaient sereins. Peu de mots, pas de peur, malgré le bruit assourdissant des bourrasques tournoyant autour des voitures, le vacarme incessant du sable venant frapper de plein fouet les tôles de leur carapace de fortune. Du même coup, dans la pénombre presque totale de la tempête de sable, chacun essayait de faire le clair dans ses idées.
Thomas prenait sur lui pour que la situation ne devienne pas dangereuse. Il était ravi de se retrouver ici. Depuis son escapade avec Marion dans l’Atlas, il avait renoué avec le plaisir de parcourir la montagne et le désert. Il faut dire aussi que, contrairement à la volonté initiale de Marion, leur relation s’était poursuivie depuis, et tous deux, aujourd’hui, voyaient la vie avec les yeux du désir sans cesse renouvelé.
Ce voyage lui procurait un sentiment particulier. D’habitude, chacune de ses excursions était prétexte à croiser le destin de gens nouveaux. Il était rare qu’il ait à faire à d’anciens clients. Cette fois-ci, il accompagnait davantage de personnes qu’il connaissait déjà que de gens qu’il apprendrait à connaître. De tête nouvelle, il n’y avait en fait que cette française d’une soixantaine d’années, qui était venue le voir à l’agence, quelques jours auparavant, pour lui demander cette balade imprévue. Elle était à Marrakech en vacances et ne rêvait plus, depuis son arrivée, que de suivre les traces de Théodore Monod, aux confins du désert. Dans les jours qui suivaient, Thomas n'avait rien de prévu qui aurait pu correspondre à ses souhaits. Il avait pris néanmoins sa requête, mais devait trouver d’autres clients et remplir le 4x4 pour que le voyage fût possible. En cette fin de printemps, il avait cru possible de trouver rapidement deux ou trois autres personnes et d'organiser ce raid dont il connaissait le tracé par cœur. Il avait fait le tour des hôtels, en vain. Il avait bien trouvé des gens intéressés par ses itinéraires qui rejoignaient l’océan, les avait mis dans les autres tout-terrains conduits par ses chauffeurs, mais n’avait trouvé personne pour le désert. Il s’était presque résigné à devoir annoncer à cette jeune mamie que le voyage ne pourrait pas se faire, elle qui semblait si sympathique et à qui il aurait pourtant bien voulu faire plaisir.
Quand il avait fait part de cet état de fait à ses amis du Mouse Café, tous sans exception avaient souhaité se joindre à elle, pour qu’elle puisse l’avoir, sa balade dans le désert. Marion avait trouvé là un prétexte pour accompagner Thomas. Lucia, l’amie andalouse, s’était greffée au voyage pour se donner une raison de fuir quelques jours le domicile conjugal. Antoine, à qui Marion offrait l’excursion pour le remercier de l’avoir aidée si souvent au Mouse Café, s’était volontiers associé à leur groupe. Même Arthur, qui rentrait pourtant de vacances, avait repris quelques jours, pour les accompagner. Ce ne fut donc pas un, mais deux 4x4 qui partirent vers les dunes du grand sud. Thomas conduisait le premier. Antoine et Arthur se relayaient au volant du second.
L’itinéraire devait les conduire au sud-est, dans les tassilis, pour longer la frontière algérienne, là où le Sahara s’installait petit à petit, et découvrir ces regs qui s'étendaient à l'infini, mers de sable ourlées, parsemées ça et là de dunes grandioses. Jusque là, tous étaient ravis de la balade. La jeune retraitée en goguette, était émerveillée par tout ce qu’elle voyait. Le reste de la troupe, en plus du plaisir de partager cette aventure entre amis, dans un cadre si grandiose, avait également la sensation de faire une bonne action, en voyant la vieille dame si heureuse. Le troisième jour, en fin d’après-midi, le vent s’était levé et ils s’étaient retrouvés là, à attendre, dans les habitacles protecteurs de leurs véhicules tout-terrains, des conditions plus clémentes. Thomas tuait le temps en racontant à sa seule vraie cliente ses souvenirs de baroudeur des sables, jouant les vieux brisquards devant cette femme qui aurait pu être sa mère, forçant un peu le trait pour alimenter ses rêves. Marion n'en perdait pas une miette.
Dans la seconde voiture, Antoine somnolait, désireux d’imiter Arthur qui ronflait bruyamment, depuis un moment déjà. Lucia, seule à l’arrière, était perdue dans ses pensées. Voilà trois ans, elle avait quitté l’Andalousie, où elle était née, pour suivre son mari à Marrakech. A l’annonce de leur départ, elle s’était fait une joie de partir à la découverte d’un nouvel horizon, elle qui avait soif de voyages, de rencontres, de partage. Mais les véritables raisons qui firent qu’elle s’attacha à ce pays furent autres et tout à fait inattendues. Dès les premiers jours, au lieu d’éprouver le plaisir de la découverte, elle avait ressenti celui d’être en terrain connu, sentiment tout aussi fort que paradoxal, parce qu’à l’opposé de celui auquel elle s’attendait. Sur le bateau déjà, elle aurait cru que la traversée d’Algésiras vers Tanger, qui lui faisait pourtant quitter l’Europe pour rejoindre l’Afrique, la ferait basculer davantage dans un autre monde. Il n’en avait rien été. Cette région du Sud de l’Espagne, qu’elle quittait, était en effet tellement imprégnée des héritages maures et arabes, qu’elle avait eu le sentiment d’effectuer plutôt, en découvrant le Maroc, un voyage initiatique dans le pays de quelques lointains ancêtres. Ici, Lucia avait reconnu dans l’architecture, dans les traditions culturelles, dans les habitudes culinaires du pays, le poids des influences qui avaient fait une bonne part de ce que l’Andalousie était devenue au fil du temps, jusqu’à aujourd’hui. Même la nature, qu’elle fût sauvage ou façonnée par l’homme, lui avait procuré ce sentiment de filiation commune. Elle était partie à la conquête d’un monde nouveau, elle en avait découvert un autre, englouti, enfoui en elle, qu’elle connaissait d’instinct. Ce sentiment lui avait procuré une force particulière, comme si elle avait enfin mis des images sur ce qui constituait les racines de sa propre histoire, les piliers porteurs de son identité. A y réfléchir, elle s’était toujours sentie attirée par le Maroc, avant même d’y avoir posé les pieds. Elle éprouvait un sentiment tel, que bien qu’elle n’ait jamais cru en une quelconque forme de réincarnation, elle ne pouvait s’expliquer cette attirance que par ce biais, l’expérience d’une vie antérieure, paysanne dans quelque douar du Rif ou de l’Atlas.
Il était heureux, d’ailleurs, qu’elle ait immédiatement trouvé ses repères dans ce pays, parce que, dans le même temps, elle avait perdu ceux de son couple. Son mari n’était plus là, pour ainsi dire, s’investissant de plus en plus dans son travail comme pour la fuir davantage. Leur union était bancale depuis longtemps déjà. Dès le début, à l’en croire, le mariage à ses yeux ayant été une erreur. Sur ce point, il n’avait pas tout à fait tort : ils ne s’étaient jamais haïs, mais ils ne s’étaient jamais aimés non plus. Elle, avait cru un temps être amoureuse, mais elle n’avait en réalité rien fait d’autre que donner son amour à cet homme attachant par sa timidité, ce manque maladif d’estime de soi. Lui, n’avait vécu alors qu’à travers les yeux de celle qui était là pour le pousser en toutes circonstances, pour lui apporter la confiance dont il manquait. Puis, les efforts répétés de Lucia pour qu’il prenne confiance avaient fini par payer, et plus il s’affirmait, plus il s’éloignait d’elle, symbole de ses carences passées. Si elle avait été une seconde mère pour lui, il avait coupé le cordon. Elle n’avait pu que constater, et accepter le fait qu’elle s’était trompée, qu’ils s’étaient fourvoyés tous les deux. Ils avaient eu besoin l’un de l’autre, en effet, mais pas pour construire ensemble. Sans doute pour combler un besoin affectif tenant davantage de la relation maternelle, elle s’était chargée de son éducation sentimentale, de la rééducation de son ego, pour être tout à fait précis, et il devenait évident que les fruits en seraient récoltés par une autre. Arrivés au Maroc, la situation n’avait fait qu’empirer. Il s’était investi dans son travail pour s’affirmer encore un peu plus, aux yeux des autres cette fois, s’était peu à peu détaché de Lucia et s’ils vivaient toujours ensemble, c’était par la force des habitudes, parce ni l’un ni l’autre n’avaient eu le courage de faire le premier pas vers l’issue évidente à leur union. Pour tout dire, ils vivaient comme si leur séparation était déjà consommée. Lucia, pour ne pas avoir à le faire, n’en espérait pas moins que son mari demande bientôt le divorce. Elle imaginait souvent ce jour où il lui apprendrait qu’il en aimait une autre - s’il ne l’avait déjà trompée, cela ne saurait tarder –, en n’omettant pas bien sûr de lui présenter l’élue de son cœur pour obtenir son assentiment… En tout état de cause, elle ne lui en tiendrait pas rigueur. Au contraire, dans ce formidable gâchis, elle lui était au moins redevable d’avoir connu le Maroc, ce qui, de son côté, l’avait aussi fait s’épanouir.
Tout à ses idées noires, Lucia n’avait pas entendu la porte arrière du Land Rover s’ouvrir. Marion s’y engouffra la première, suivie de Thomas et de sa cliente, invitant avec eux une quantité de sable au moins équivalente à une quatrième personne... Ils avaient l’air d’être vraiment contents d’eux et de leur effet, arborant la mine espiègle des gamins qui appuient sur les sonnettes d’immeubles avant de déguerpir. Leur entrée fracassante avait imposé aux garçons, à l’avant, un réveil pour le moins brutal. Arthur mit même quelques minutes à retrouver son flegme à demi britannique. Lucia, aussi, avait paru surprise. Elle était prise en flagrant délit de mélancolie, les yeux piqués de larmes prêtes à jaillir. Cela n’avait échappé à aucun des nouveaux passagers, mais par pudeur, personne ne lui avait demandé la raison de cette peine retenue. Peu après, les envahisseurs expliquèrent la raison de leur intervention :
- Le vent va se maintenir certainement jusqu’à la nuit. Il va falloir que l’on patiente, avait dit Thomas. On est venu vous proposer un jeu. Vous connaissez le Blind Test ?
La lumière dans ses yeux en disait long sur l’impatience qu’il avait d’en découdre. Thomas expliqua brièvement les règles, - retrouver l’interprète des chansons dès les premières mesures - en ajouta même une dernière, tenant compte des circonstances, par rapport à la version que Marion lui avait proposée quelques semaines auparavant : constituer deux équipes, par tirage au sort, pour réduire l’exercice en un duel fratricide. L’intérieur du véhicule se réorganisa en conséquence. En enjambant les banquettes, on regroupa les équipes. Antoine passa à l’arrière pour laisser sa place à Thomas et à Marion sur le siège passager, à l’avant. Lors du tirage au sort, personne n’avait remarqué que cette dernière avait triché, dans la seule intention de pouvoir profiter des genoux de son nouvel amant. Mais du même coup, les équipes semblaient pour le moins déséquilibrées : Marion et Thomas du même côté, eux qui s’entraînaient déjà depuis plusieurs semaines, étaient accompagnés par Arthur, qui pouvait leur apporter toute sa connaissance de la pop anglo-saxonne. Cette équipe paraissait largement favorite face à celle de Lucia, qui pouvait certes placer quelques banderilles sur les standards hispaniques, si toutefois on en diffusait, mais qui étaient secondée par Antoine et par celle fraîchement arrivée dans leur cercle, dont la jeunesse pour le premier et l’âge mûr pour la seconde semblaient à priori devoir constituer un handicap quant à la tessiture de leurs connaissances musicales.
Tous acceptèrent volontiers, néanmoins, de se prêter au jeu. Thomas mit en route l’autoradio, lequel pour toute musique, n’émit d’abord que quelques grésillements. Thomas chercha frénétiquement, sur les fréquences, une radio qui aurait pu émettre, sans grand résultat. Son idée semblait devoir s’envoler avec le vent, le vacarme du sable sur la carrosserie ayant apparemment réussi à envahir aussi les ondes. Les yeux de Marion perdirent de leur éclat, eux aussi, elle qui, comme Thomas, se faisait une joie de s’adonner à son passe-temps favori. Il allait falloir trouver autre chose… Dans une ultime tentative, Thomas balaya de nouveau la bande de modulation de fréquences, manuellement cette fois-ci, et finit enfin par attraper un signal, de bien piètre qualité toutefois.
- Las ketchup !
La réponse ne s’était pas fait attendre. Elle venait de l’arrière ; de sa cliente, avait-il semblé à Thomas, ce qui le laissait circonspect. Quand il se retourna, il eut bien la confirmation que le point allait à la grand-mère, celle-ci mimant même la gestuelle qui allait avec le titre ¾ ‘Asejere’, cet ancien tube du Top 50 ¾ ce qui les scotcha tous sur place.
- Et alors, les jeunes ! vous croyiez que j’étais réduite à faire de la broderie dans les clubs du troisième âge ! Eh ben, non ! dit-elle un brin moqueuse. Va falloir vous accrocher ! ajouta-t-elle pour l’équipe d’en face.
Tous les regards convergeaient, incrédules, vers celle qui faisait marquer un premier point à l’équipe de Lucia, pourtant pas favorite. La partie était lancée. Et la mamie, remontée, d’ajouter à l’intention de Thomas :
- Zyva, DJ, mets la gomme !
Leur partie dura près de deux heures. Le score avait été serré jusqu’au bout, restant longtemps à l’avantage de l’équipe de Lucia, tant leur dernière recrue avait fait des prouesses. Il bascula quand même, sur la fin, en faveur de Thomas et Marion, piqués au vif par une telle opposition, conjuguant leurs efforts pour en venir à bout… A elle seule, la mamie avait tout de même donné plus des trois quarts des réponses de son équipe, Lucia et Antoine se partageant le reste, et s’il avait existé un classement individuel, elle aurait terminé sur la plus haute marche sans aucune contestation possible. Seulement voilà, parce que la vie est injuste, elle ne tirerait aucune gloire de sa maîtrise individuelle dans ce match par équipe. Elle avait fait preuve, néanmoins, d’une maestria telle, notamment pour les tubes des années 60 et 70, que les autres ne la surnommaient plus que Tina, en référence à la mamie du rock, Tina Turner, la vraie légende vivante. Au final, elle convint de sa défaite, la prenant avec philosophie, la bonne humeur ayant été le maître mot de sa participation à ces joutes musicales.
Lucia, elle aussi, s’était déridée. Elle aimait cette femme, sa joie de vivre, le recul qu’elle semblait savoir prendre sur toute chose. Elles avaient beaucoup parlé, l’une à côté de l’autre durant la partie, et partageaient déjà de nombreux points communs.
- Yo ni siquiera conozco tu nombre[1], lui dit la première dans sa langue maternelle.
- Me llamo como tu, commença la seconde en espagnol. Je m’appelle Lucie, Lucie Marsac.
- Et où avez-vous acquis une telle aisance à ce jeu ? s’enquit Marion, pas dupe du résultat final et presque vexée d’avoir trouvée plus forte qu’elle dans son exercice de prédilection.
- Avant d’être en retraite, je tenais une boulangerie dans un petit village d’Ardèche. La radio y était branchée en permanence. Cela fait donc plusieurs dizaines d’années que je m’entraîne à votre jeu sans le savoir. Et puis, mon second mari est mélomane, lui aussi. Mélomane et musicien. Je l’ai accompagné au Maroc, pour une série de concerts. On a souvent poussé la chansonnette, tous les deux…
Après l’effervescence de la partie, était venu le temps des confidences. Lucie leur expliqua comment, trente ans auparavant, elle avait pris pour habitude d’écouter la radio, comblant ainsi le vide de sa vie, son premier mari ayant trouvé la mort dans un accident de voiture. Elle leur raconta comment, alors, elle avait décuplé son malheur, prenant les mauvaises décisions, abandonnant un fils au lieu de s’y raccrocher. Elle leur dit combien, à cette époque, elle avait eut l’impression que sa vie était déjà derrière elle, alors qu’elle n’avait pas encore leur âge.
Elle offrait son histoire - elle qui était pourtant d’un caractère pudique - mesurant bien l’effet qu’elle avait, sur Lucia notamment, qui buvait ses paroles comme si elle avait été le Messie.
Sans rien connaître de son malheur, si ce n’était ces larmes retenues qu’elle avait surprises quelques heures auparavant, la vieille dame sentait combien la jeune femme andalouse s’identifiait dans l’histoire qu’elle livrait. Elle confia alors, aussi, comment elle s’était reconstruite avec le temps, comment elle avait eu envie un jour de mordre à nouveau dans la vie, d’arrêter de se nourrir de son propre malheur. Elle leur fit part de la chance qu’elle avait eue de croiser un jeune couple qui lui avait démontré, par les preuves d’amour qu’ils s’échangeaient, que le bonheur était possible pour quiconque se donnait la peine de vouloir l’approcher.
Elle raconta comment la vie lui avait apporté cette chance, en lui donnant de croiser la route de ce musicien, de cet homme qui deviendrait le sien, avec qui elle traverserait trois décennies, celui avec qui elle connaîtrait finalement toutes les joies que lui réservait la vie, après ces débuts chaotiques, pour le moins.
Tout n’était pas vrai, elle évitait notamment de noircir le tableau avec le seul vrai regret de sa vie, l’abandon de ce fils, mais, après tout, il n’y avait pas de mal à essayer de faire le bien.
Si ces quelques paroles pouvaient servir à Lucia, d’une manière ou d’une autre, alors elle, n’aurait pas souffert pour rien. Et l’exercice semblait porter ses fruits, puisqu’un moment après, Lucia s’allongea pour poser la tête sur les genoux de sa nouvelle amie, de trente-cinq ans son aînée, laquelle lui caressa longtemps ses longues boucles brunes dans un geste plein d’amour.
Le silence se fit peu à peu. Dans l’habitacle, du moins, car dehors, malgré la tombée de la nuit, la tempête ne donnait pas l’impression de vouloir se calmer.
Thomas improvisa une collation, des kesras[2], des oranges, des amandes, quelques dattes, qu’il avait apportées en prévision des marches qu’ils devaient faire dans les dunes, promettant que dès qu’ils le pourraient, il les convierait à un repas de rois.
Antoine, pensif, regardait au dehors, essayant de discerner quelques formes dans le noir qui les encerclait. Entre deux bourrasques, il profita d’un moment de répit pour parler sans élever la voix :
- Eh bien ! Si le vent se maintient au sud, les oubliés des Alpes vont sortir cet été comme les chanterelles dans les bois les nuits de pleine lune.
- Qu’est-ce que tu veux dire, Titou ? lui demanda Marion, intriguée par la formule.
Antoine, grignotant une poignée d’amandes, leur expliqua comment le sable saharien, emmené par les tempêtes sur les sommets alpins, pouvait accélérer la fonte des glaciers durant l’été, par un effet de loupe.
Il leur raconta, comment, il y a quelques années, de telles conditions avaient permis à des randonneurs autrichiens de découvrir Ötzi, cet homme de 5000 ans, témoin contemporain de notre lointain passé.
Il développa ensuite les arguments du débat scientifique qu’avait suscité cette découverte, récit que Lucie, dans toute sa sagesse, avait conclu par ces mots :
- Chaque homme, pour se construire, a besoin de connaître l’histoire de ses pères. La parole, l’écrit, ont valeur de témoignage dans cette quête incessante de la connaissance de soi. Que l’on soit paléontologue, recherchant les indices permettant d’en savoir un peu plus sur la vie d’Ötzi, ou que l’on soit simple quidam, donnant son insignifiante expérience en racontant son histoire ou en écrivant un roman, on aspire tous individuellement à répondre à la même question : qui suis-je ? Et par son témoignage, quiconque se pose la question de son identité, est au moins sûr d’une chose : s’il n’est pas certain, par sa démarche, d’obtenir de réponses à ses propres interrogations, il est sûr néanmoins d’apporter des éléments de démonstration aux questionnements d’un autre, qui l’entendra ou le lira un jour.
Après quoi, tous se turent, et ils laissèrent le vent entretenir la conversation.’’
***
Comme dans leur tout-terrain en plein vent de sables, le silence se fit dans notre petit groupe, à la suite de la lecture de Marion. Cette dernière se rendit à la cuisine, pour y chercher différentes choses dans le réfrigérateur.
Elle revint avec un plateau sur lequel étaient disposés des ramequins de différentes tailles, ainsi qu’une carafe en verre, dans laquelle on distinguait un liquide blanc, ressemblant à du lait. En revenant vers nous, elle s’arrêta vers le vaisselier pour y prendre des verres.
Dans les ramequins, on découvrit différents tapas, calamars à la romaine, pulpitos à l’encre, poivrons marinés, olives farcies, tous plus sympathiques les uns que les autres. Sur le plateau aussi, une salade d’oranges, qu’elle avait préparée selon la recette traditionnelle du Maroc, comme elle avait vu faire leur bonne quand elle était petite. Des rondelles d’oranges, baignant dans leur jus, parsemées de dattes et d’amandes grossièrement hachées, et qui nous laisseraient en bouche des parfums de cannelle et d’eau de fleur d’oranger. J’en salivai d’avance !
- Finalement, ce dessert, ce sont les mêmes ingrédients que la petite collation proposée par Thomas ! des oranges, des dattes, des amandes, avec une touche féminine en plus…
- Surtout avec le sable en moins ! répondit Marion à Julie. Je n’ai jamais été dans un vent de sable en plein désert, mais j’imagine que c’est pas le plus pratique pour faire de la cuisine…
- Dis-moi ! tu sais qu’il me manque déjà quelques neurones, à mon âge avancé… je suis pas sûr d’avoir tout capté, dit Antoine. Ta Lucie sexagénaire, c’est bien la Lucie boulangère de l’histoire de Julie en Ardèche, que l’on retrouve quelques trente ans plus tard, c’est bien ça ?
- Ben, oui. Je l’aime bien ce personnage, et dans son histoire, Julie lui en a fait tellement baver, que pour ses vieux jours, je voulais lui offrir une retraite heureuse. Je trouve qu’elle l’a bien méritée. Tu m’en veux pas, Julie ?
- Tu penses ! mon histoire, c’est notre histoire à tous, ça me fait plaisir, au contraire, que tu t’en appropries un morceau…
Tandis que nous commencions à déguster les tapas, Marion nous versa dans les verres le liquide blanc, légèrement ambré et sirupeux.
- Et ça ? Une spécialité d’Andalousie ou du Maroc ? Un lait d’amande, peut-être ?
- Hé non ! Un punch coco ! Il n’y a pas qu’au Maroc qu’on aime les bonnes choses ! Et le lait d’amande, t’es bien gentil, mais on n’est plus des gamins…
***
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire