Regarder l’invisible
Le Big-Bang, la croissance de l’univers
Sentir l’imperceptible
Les phéromones, les électrons dans l’air
Entendre l’inaudible
Les messages du vent, les plaintes de la terre
Toucher l’incoercible
Le carmin de l'été, la pâleur de l'hiver
Goûter l’insipide…

Ecrire, c’est tendre un fil entre le monde et l’indicible.








4 – Sur les bords de l’Ardèche (Julie)




''Le facteur passe en général entre onze heures et midi. Dans un rituel immuable, il range sa bicyclette le long du mur de la poste, puis il prend sa musette à l’épaule pour finir sa tournée à pied. Garnir les dernières boîtes aux lettres de la place du village ne lui prend jamais plus d’une dizaine de minutes. Après quoi, il se rafraîchit à la fontaine, puis se rend au bistrot où il discute des dernières nouvelles avec le patron, à l’ombre des platanes. Cette place, c’est déjà un petit monde en soi, pour tous ses habitants. Pour Arthur, par exemple, le fils des Gaubert, le couple du second, au-dessus de la boulangerie. Il y joue, y observe la vie, les gens, dès qu’il sort de l’école, s’empreigne de l’atmosphère, des bruits, des couleurs, des odeurs et collectionne ses images, comme d’autres le feraient de figurines Panini. Il a huit ans. Une journée ordinaire, dans le sud de l’Ardèche, en juillet 1969.
Parmi ceux qu’il observe, Lucie Marsac, la boulangère, est une de ses cibles préférées. A son arrivée dans le village, voilà deux ans, elle était déjà veuve. Elle est pourtant bien jeune. Chaque fois qu’il la croise en présence de sa mère, celle-ci lui répète comme une litanie : « Si c’est pas malheureux, cette petite, pas trente ans et pourtant déjà veuve ». Si Arthur a su un jour comment son mari était mort, il l’a oublié. Il se rappelle seulement qu’il était boulanger à la ville, qu’elle l’aidait au magasin. Quand il a disparu, elle a bien dû faire face. Elle a vendu leur grande boulangerie de la ville pour venir s’installer au village en rachetant moins cher, le fond de Monsieur Armand, qui partait à la retraite. C'était toujours ça de moins sur les traites à payer.
Elle a engagé un apprenti, puis un autre pour l’aider au fournil. Le premier s’appelait Frédéric. Il n’est pas resté bien longtemps. Arthur l’aimait bien, il l’emmenait le dimanche, pêcher les écrevisses. Il a dû repartir à la ferme, aider sa mère, quand son frère aîné a eu cet accident de tracteur.
Celui qui le remplace, c’est Antoine, un jeune gars de vingt ans. Il n’y a pas si longtemps qu’il est installé au village. Il dort chez sa patronne, ça fait jacasser les commères à la sortie de la messe…
Lucie, on dirait qu’elle porte un peu le poids de la misère du monde sur ses faibles épaules. Elle est gentille, mais ses yeux sont remplis de tristesse, comme si à chaque instant, elle venait de s’arrêter de pleurer.
La seule qui parvienne quelques fois à lui redonner le sourire, c’est Marion, la fille de Philippe Berthelot, le bistrotier d’en face, de l’autre côté de la place. Elles aiment papoter toutes les deux, sur le parvis de la boutique ou à l’ombre des arbres.
Marion est un peu plus jeune qu’elle. Elle doit avoir dans les vingt ans, elle aussi. Justement, elle a rejoint Lucie au soleil. Alors que le facteur échange avec son père ses impressions sur le Tour de France, elle lui demande le courrier de Lucie et le lui porte elle-même. Une bonne raison pour venir converser entre filles.
Pour Arthur, Marion et Lucie ont la beauté des muses de l’Olympe qu’il imagine dans des décors brumeux, au bord d’une fontaine. Melpomène et Terpsichore refaisant le ciel comme on refait le monde… A la fraîcheur de la première, la seconde répond par le charme de la maturité. Arthur aime bien les regarder.
Quand Marion vient servir un café ou une limonade en terrasse, elle a toujours le sourire. Si elle se rattache les cheveux, devant la vitrine du bistrot, les bras en arrière lui tendent son chemisier et gonflent ses seins. De Lucie, il retiendrait plutôt les secrets de son regard mélancolique, les méandres des mèches de cheveux qui s’échappent de son chignon et lui caressent la nuque. Il observe ces deux femmes en toute simplicité, sans autre sentiment qu’une sorte d’émerveillement, comme celui des enfants devant les vitrines de Noël.
Ce ne sera que plus tard, dans quelques années, qu’au simple plaisir de les regarder, se mêleront des émotions plus complexes, d’abord diffuses puis tout à fait précises, faites d’attirance, voire de désir.
Il n’est d’ailleurs pas le seul à les trouver aussi belles. Antoine, l'ouvrier boulanger, en pince pour Marion, et ce, depuis son arrivée au village. Il ne manque pas une occasion de venir de l’atelier quand il l’entend approcher. Il apporte en boutique une brassée de flûtes encore chaudes ou bien quelques baguettes. On dirait qu’il en garde en réserve, pour trouver le prétexte de passer côté magasin sitôt qu’elle en approche.
Lucie, quant à elle, est courtisée par Antoine, l’instituteur du village, une cour qu’elle semble davantage subir qu’apprécier. Les ardeurs de l’enseignant sont d’ailleurs tout aussi assidues qu’inefficaces. En l’absence d’une étincelle dans ses yeux, tout le monde vous dirait que c’est perdu d’avance, mais Arthur, avec son regard d’enfant, s’est déjà aperçu quelques fois qu’elle n’était pas si insensible à cette galanterie, du moins pas autant qu’elle voudrait le laisser croire.’’



***


Antoine avait lâché la main de Julie, au cours de sa lecture. Je ne pense pas me rappeler à quel instant précis cela s’était passé. Il ne s’était pas offusqué de ce personnage d’instituteur qu’elle lui destinait, gentiment repoussé par la boulangère qu’elle imaginait pour elle-même. Il savait bien que toute fiction restait une fiction même si elle se nourrissait parfois d’éléments bien réels et que la transposition de leur propre relation n’était, somme toute, pas aussi directe. Non, ce qui l’avait dérangé, m'a-t-il confié plus tard, en aparté, c’était cette sorte de détresse qui habitait Lucie, le personnage que Julie avait imaginé pour elle-même. Selon Antoine, il reflétait une certaine réalité pour qui connaissait son vécu. Je la connais moins bien, mais il me semble qu’il noircit le tableau. Il est vrai que cette Lucie a sa part de mélancolie, tout comme notre Julie a ses petits secrets, mais je trouve surtout que l’impression générale qui se dégage de son incipit, ce sentiment de confiance aveugle en la vie, est bien à son image. Car Julie, c’est de l’amour en barre, de la gentillesse pur sucre. Avec une bonne dose de tendresse en supplément Chantilly. Elle aime les choses simples, comme les balades à la campagne que l’on prolonge par un goûter, un grand verre d’orangeade, quelques tartines de pain frais, beurre de baratte et confiture maison… J’imagine qu’elle souhaite, un jour, rencontrer son prince, lui donner des enfants, et connaître le plaisir de se faire réveiller le dimanche par une horde de têtes blondes, chemises de nuit à frous-frous pour les filles, pyjamas en pilou pour les garçons. Ils débouleraient dans la chambre à l’aube et se rueraient sur eux comme une volée de moineaux sur les premières cerises, qui pour un câlin de maman, qui pour un tour en avion, sur les pieds de papa. Sa nouvelle est bien à son image, et je suis convaincu qu’elle continuera à piocher à l’envi dans des ingrédients comme ceux-là pour nous inviter à la suivre dans son imaginaire.
Pendant que Julie avait lu, j’avais continué de prendre quelques notes. Tandis qu’elle finissait, je regroupais mes feuillets tout en m’éclaircissant la gorge. J’étais prêt à mon tour à donner lecture de mon début d’histoire.


***

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