Regarder l’invisible
Le Big-Bang, la croissance de l’univers
Sentir l’imperceptible
Les phéromones, les électrons dans l’air
Entendre l’inaudible
Les messages du vent, les plaintes de la terre
Toucher l’incoercible
Le carmin de l'été, la pâleur de l'hiver
Goûter l’insipide…

Ecrire, c’est tendre un fil entre le monde et l’indicible.








14 - Les lendemains de fêtes (Julie)




***


Cette troisième séance s’avérait être un bon cru. Thomas, avec son épisode des Glières, nous avait ouvert l’appétit. Marion, en donnant sa version de l’histoire du ‘Blind Test’, l’avait bien relayé. Et voilà qu’Antoine se lâchait à son tour. Même son escapade dans le quartier Arnaud Bernard avec Daniel Pennac, servi en supplément, était des plus agréables. Certes, il sortait un peu des règles que nous nous étions fixées, il nous servait ses contributions comme des parties indépendantes sans franchement se soucier de trouver le ciment à tout ça, mais tant pis. Finalement, à chacun son style. On le remercia tous de continuer à jouer le jeu malgré ses difficultés récurrentes à s’inscrire dans les règles.
A ce moment de notre réunion, il ne restait donc plus à passer que notre petite Julie, et son ambiance feux d’artifice, pétards et cotillons, dans un village d’Ardèche des années 70.

***


‘‘ Les lendemains de fête font souvent mal à la tête. Celui-là ne faillit pas à la règle et le village entier, manquant de sommeil, cherchait à dissiper sa migraine dans les bulles d’aspirine. Des habitants de la place, il n’y avait bien que Lucie pour ne pas être tout à fait engourdie, à cette heure matinale. Elle n’avait bu qu’un verre, en début de soirée. Et encore, c’était seulement parce que Marion l’avait un peu forcée. Elle ne l’avait même pas fini. Elle avait vu de loin le feu d’artifice, et était rentrée ensuite, sans dire au revoir à personne. Il y a des soirs comme ça, parce que les autres s’amusent, et même s’ils font semblant, où elle n’est bien que dans sa mélancolie. L’envie de se retrouver seule, pour ruminer sa peine, sans raison apparente. Elle n’avait pas eu une nuit plus longue que beaucoup d’autres, ne trouvant le sommeil que longtemps après les derniers échos du bal, mais au moins, ce matin, n’avait-elle pas l’esprit embué par l’alcool.
Du perron de sa boulangerie, elle pouvait voir que ce n’était pas le cas pour Philippe Berthelot, le père de Marion, qui regrettait, à chaque pas qu’il faisait, le pastis qu’il avait bu la veille, d’évidence à l’excès. Le sang lui tapait tellement aux tempes qu’il fut même obligé de s’y reprendre à deux fois pour ouvrir ses rideaux métalliques. Il remonta d’abord celui de la vitrine de gauche et dut s’asseoir sur le rebord d’une jardinière qui bordait la terrasse, avant de s’attaquer à l’autre. Non loin de là, assis sur un pas de porte, Arthur caressait un chat qui se chauffait aux premiers rayons du soleil. Il le regardait faire d’un œil distrait.
Lucie sourit encore de son voisin d’en face quand, attaqué en traître par les chaises qu’il sortait en terrasse, il les engueula vertement, leur demandant d’arrêter leurs conneries sur-le-champ et de le laisser faire son boulot. Il leur parlait comme à des gamins farceurs pris en flagrant délit. Il passait à ses chaises un aussi beau savon que celui que le père Gaubert avait mis à son fils quand ce dernier avait pris pour cible les clients du café des sports avec son lance-taquets. Un élastique et quelques morceaux de papier plié font parfois autant d’effet sur un père que le pire des bulletins scolaires.
Il faut pourtant une sacrée dose d’imagination pour voir dans les clients de la terrasse les plus fameux vaisseaux de la flotte japonaise en plein pacifique sud et une sacrée belle adresse pour les dégommer un à un, de sa position retranchée, derrière la fontaine. Il est vrai qu’en cinq minutes et une quinzaine de tirs, le petit avait été, ce matin-là, aussi précis que la Wehrmacht sur le plateau des Glières.
Sa première victoire sur la flotte nippone avait été un couple d’amoureux qui sirotaient leur soda. Ils étaient bien trop à leur affaire pour se sentir concerné par les hostilités. Une broutille donc, une victoire facile sur ces dragueurs de mines, mais une victoire quand même, qui en appelait d’autres.
Il s’était enhardi en prenant pour cible une frégate de plus grande taille qui se repoudrait le nez devant son Perrier citron. La première salve frappa le vaisseau à la proue, aux dimensions suffisamment impressionnantes (un bon 100-C en vue périscopique) pour qu’Arthur considère que le combat à livrer resterait dans les annales militaires si le succès était au bout. La frégate, apparemment en proie à des difficultés avec son radar ( la femme, entre deux âges, était myope comme une taupe ) n’était pas arrivée à localiser l’origine du feu ennemi alors que celui-ci ne cessait de s’intensifier. Arthur considéra l’issue de la bataille comme acquise quand la goélette entama un repli stratégique vers la salle. Il marqua néanmoins le sceau de sa victoire d’un dernier tir à la poupe.
Un si beau triomphe appelait de s’en prendre maintenant au vaisseau amiral, Berthelot lui-même, pour faire date dans les péripéties de cette bataille sans nom, mais à peine avait-il réarmé ses pièces d’artilleries qu’il tomba sous le feu croisé de deux torpilles de Gaubert père, venu en sous-marin sur ses arrières. Il fut raccompagné manu militari jusqu’à son port d’attache où on lui expliqua que les lois internationales commandaient de ne pas faire la guerre à son allié de voisin ou à ses hôtes, d’autant plus quand il était adjoint au maire. Arthur avait surtout retenu, des années avant de l’étudier en classe, que la félonie des soldats du soleil levant n’était pas une réputation usurpée. Il avait également conclu qu’il serait préférable à l’avenir de s’assurer que le perfide sous-marin navigue dans d’autres eaux avant de tenter toute nouvelle offensive.
Lucie avait suivi la scène, du perron de la boulangerie, en observatrice neutre, du moins jusqu’à la retraite forcée. Quand Arthur passa près d’elle, tiré au col par son père qui le ramenait chez eux, elle avait pris sa défense, disant que ce n’était qu’un jeu d’enfant, qu’il n’y avait pas de quoi en faire un plat. Elle espéra avoir été suffisamment convaincante pour lui éviter une seconde déculottée en privé, après la première, magistrale, qu’il avait reçue en public.
Avant cet épisode, elle éprouvait déjà pour ce gamin une grande tendresse. Elle savait bien que son statut d’enfant abandonné, les Gaubert n’étant pour lui qu’une famille d’accueil, n’était pas facile à assumer. Elle s’aperçut ce jour-là, en souffrant avec lui des taloches tutélaires, que cela allait même au-delà, et quelle l’aurait adopté si elle avait eut une chance quelconque de voir son dossier aboutir auprès des services de la DASS. Sa situation matrimoniale la disqualifiait irrémédiablement. Et elle n’était pas prête à sortir du veuvage pour autant.
En regardant, ce matin, le père Berthelot pester contre ses chaises pliantes, elle avait revécu ce samedi de septembre, presque un an plus tôt, quand Arthur avait subit la colère de son tuteur légal, ce jour qui avait cristallisé en elle le vide sentimental dans lequel elle était. Son mari, mort d’un banal accident de voiture - les platanes traversent trop souvent les routes nationales sans prévenir quand on a trop bu – et qui l’avait laissée démunie, enceinte, et seule pour affronter les choix. Que faire d’une boulangerie sans son unique artisan ? Que faire devant les traites qui s’accumulent ? Que faire de cet enfant qui pousse dans son ventre ? Elle avait pris ses décisions une à une, elle les avait assumées un temps, puis les avait regrettées. Elle n’avait même pas pleuré son mari. Au contraire, à peine était-il parti qu’elle avait fini par le détester. Après tout, c’était de sa faute si elle était confrontée à de tels soucis financiers et si, par voie de conséquence, elle avait du se convaincre d’accoucher sous X, seule alternative à ses yeux pour pouvoir faire face à la situation. A vingt-trois ans, elle avait déjà eu du mal à accepter le fait de se retrouver veuve pour une soirée de beuveries et elle n’avait pas eu la force d’assumer également un statut de mère célibataire. Elle le regrettait bien amèrement aujourd’hui.
Elle, qui n’avait d’autre dessein, elle, qui ne rêvait gamine que du jour où elle serait enfin maman, trouvait aujourd’hui indécent d’oser imaginer avoir un autre enfant, ne s’estimant pas en droit de donner à un second ce qu’elle avait refusé au premier. Elle arrivait à accepter l’idée d’adopter, mais la DASS lui en refuserait le droit si elle en faisait la demande. Elle se retrouvait ainsi dans une impasse totale. Seul ce petit Antoine qui gravitait dans ses sphères lui permettait de temps à autres de vivre par procuration ce à quoi elle s’était destinée pendant vingt ans et que son mari avait mis vingt secondes à pulvériser avec lui contre un arbre.
Lucie avait, avec ce môme, perdu un peu de sa résignation à vivre dans la douleur. Elle lui avait d’abord offert quelques bonbons pour lui voler quelques baisers, et comme il avait été réceptif aux deux, elle ne s’était pas privée de multiplier les contacts charnels. De longues séances de câlins, à l’arrière-boutique ou sur un banc de la place, pour un transfert évident sur ce gosse de huit ans qui aurait pu être le grand frère du garçon qu’elle avait abandonné à la naissance, quelques années auparavant, en même temps que ses rêves et son estime de soi.’’

***


- Eh bien ! On n’est pas gai, les uns et les autres, lança Thomas pour ouvrir la conversation. Elles sont tristes et grises comme un week-end de pluie, nos ambiances… Je dis ça, parce que, personnellement, j’ai écrit dimanche dernier, et qu’il a plu toute la journée. J’avais eu des scrupules à faire mourir le mari de Lucie à cause du mauvais temps, mais je vois que je suis pas le seul.
- Et toi, Julie, pourquoi tu t’acharnes sur Lucie ? dit Antoine.
- Je ne sais pas, j’étais partie pour vouloir faire un chapitre plutôt rigolo, avec la scène des taquets, mais il y a rien à faire, il faut vraiment que je revienne à Lucie et qu’elle soit malheureuse comme les pierres.
- Parce que tu l’es toi-même ?
- Non, ça n’a rien à voir, répondit-elle, sur la défensive. Lucie, c’est Lucie et moi, c’est moi. Et je vais très bien, merci.
Elle ajouta, en se radoucissant un peu :
- Tu sais, je n’y mets pas tout ce que je suis ou ce que je voudrais être dans ce personnage. Au contraire, je peux y expulser aussi tout ce qui me rebute.
- Pour exprimer une angoisse ?
- Si tu y tiens, répondit-elle, de nouveau agacée par l’obstination d’Antoine à vouloir faire son analyse.
Nous recevant chez lui, Antoine se sentait le droit de mener la discussion. Cela m’arrangeait bien, parce que je n’avais pas, mais alors pas du tout, envie de jouer ce rôle à ce moment-là, et pour plusieurs raisons.
La première, c’est que je n’étais physiquement pas au mieux. Une indigestion de Saint-Aubin sans doute… Des haut-le-cœur un peu trop insistants à mon goût.
La seconde était que le jeu m’échappait, ce qui, du reste, me laissait parfaitement indifférent. Officier en tant que maître de jeu, ça ne s’improvise pas. Déjà que nos règles étaient passablement différentes de celles d’un jeu de plateau classique, si en plus je ne tenais pas la forme, alors, il n’y avait plus qu’à fermer boutique.
C’est vrai, dans un jeu de rôle classique, le maître de séance propose un cadre, la trame d’une histoire, fixe des rendez-vous, des sortes de passages obligés. Par contre, chaque joueur décide comment faire évoluer son personnage. Dans notre cas, c’était complètement différent : les caractères des personnages étaient plus ou moins fixés, puisqu’ils étaient sensés coller au mieux aux nôtres, mais chacun était libre de faire évoluer son histoire comme bon lui semblait. En quelque sorte, c’était l’inverse d’un jeu de rôle. Ici, le maître de jeu avait la main sur les personnages, et les joueurs sur l’histoire. En cet instant précis, à part sur mon estomac qui me faisait un mal de chien, je n’avais plus la main sur quoi que ce fut…
La dernière raison pour laquelle je restais muet était encore plus personnelle. Julie ne pouvait pas le savoir, personne n’était au courant, et ce ne fut pas ce soir-là que je le lui dis, mais son histoire ne m’avait pas foncièrement amusé. Elle m’avait renvoyée trop de mon propre malaise. Moi aussi j’étais un enfant adopté, moi aussi, j’avais connu les centres, et moi aussi j’essayais de comprendre depuis des années comment cela avait pu arriver… D’inventer cette histoire de gamin dans une famille d’accueil, et pire, de me renvoyer l’image de la mère confite dans ses remords, ça m’avait donné envie de gerber. Au sens propre.
De ma mère… enfin… de l’autre, celle que je n’ai jamais connue, je ne sais rien ou presque. Je sais juste qu’elle a accouché de moi, le 15 mai 1967, à Nîmes, maternité Sainte-Cécile pour être précis, et qu’elle m’y a laissé quand elle en est partie. Je ne pense même pas que ce soit à elle que je doive mon nom. Il y a fort à parier que je m’appelle Arthur, seulement parce que la sage-femme avait emmené ses enfants au cinéma voir Merlin l’enchanteur, la veille de ma naissance… ça ou quelque chose dans le genre… Encore heureux qu’elle ne soit pas allée voir le Livre de la Jungle, sinon c’était Mowgli… Enfin, tout ça pour dire que mes parents, ceux que je considère comme tels, ce sont ceux avec qui j’ai passé ma vie, et que j’aime et qui m’aiment, même s’ils ne sont que mes parents adoptifs. Que ma mère naturelle, elle, ait eu de bonnes raisons de me larguer à la naissance, qu’elle vive dans le regret, qu’elle soit morte, qu’elle ait oublié mon existence comme celle de sa première paire de chaussettes et qu’elle ait refait sa vie, ça ne changera rien au fait qu’elle est totalement étrangère à la mienne, en dehors de tous mes points de repères. Mais ça n’empêche pas non plus que si elle existe encore, quelque part, alors j’ai besoin de savoir qui elle est. Simplement pour savoir qui je suis.
Point…
Quitter…
Voulez-vous enregistrer les modifications avant de sortir ?
Je m’en fous.
Oui. Allez. Si ça peut servir à quelqu’un.

***

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