Regarder l’invisible
Le Big-Bang, la croissance de l’univers
Sentir l’imperceptible
Les phéromones, les électrons dans l’air
Entendre l’inaudible
Les messages du vent, les plaintes de la terre
Toucher l’incoercible
Le carmin de l'été, la pâleur de l'hiver
Goûter l’insipide…

Ecrire, c’est tendre un fil entre le monde et l’indicible.








11 - C'est la guerre (Thomas)




***


Le dimanche qui avait précédé notre troisième rencontre avait été l’une de ces journées qui ne laissent d’autres choix que de rester chez soi. Il avait plu sans discontinuer. Thomas m’avait appelé, aux alentours de midi, pour me demander si j’avais l’intention de sortir. J’avais bien eu envie de m’aérer, mais les trombes d’eau qui tombaient sur Toulouse n’invitaient pas franchement à la promenade. J’en avais donc profité pour me poser devant mon ordinateur et pour finir de mettre en forme ma nouvelle contribution. Je ne sais s’il y eut, pour mes camarades de jeu, la même relation de cause à effet entre les conditions météorologiques et la capacité de production d’écrits, mais le lendemain, tous m’annoncèrent que leur troisième chapitre était bouclé. L’importance des précipitations jouerait-elle un rôle sur l’inspiration ? Je doute quand même que cette dernière ne soit tributaire que des seules évolutions du temps. Néanmoins, j’avais reçu par mail les chapitres qui constituaient notre troisième séance et considérant avoir largement le temps pour rédiger ma partie dans la semaine, je répondis en leur fixant rendez-vous pour le samedi suivant.
Le jour dit, la séance commença par les relectures habituelles. Puis, comme à notre habitude, ce fut Thomas qui ouvrit le bal avec la suite de ses aventures alpines.

***


‘‘Des coups répétés à la porte d’entrée les réveillèrent en sursaut. Thomas se leva le premier. A l’aveuglette, il chercha des allumettes sur la table de nuit. Lorsqu’il les trouva enfin, il alluma une bougie puis fouilla dans ses vêtements laissés sur une chaise pour y chercher sa montre à gousset. Il était plus de minuit. Les coups se renouvelèrent. Il arriva derrière la porte tandis qu’il enfilait un pull-over et demanda qui était là avant d’ouvrir.
- C’est moi, Lucie !
Quand il ouvrit enfin, il découvrit une Lucie aussi blanche que la neige. Elle avait visiblement du mal à respirer. Le froid de la nuit lui avait brûlé quelque peu les poumons. Des perles de sueurs coulaient néanmoins le long de ses tempes. Thomas se dit qu’elle avait dû marcher bien vite pour venir de chez elle jusque chez eux, il sait trop combien une montée au pas de course depuis le village, peut vous laisser sans souffle. Marion la fit asseoir et la laissa reprendre son souffle. Elle en profita pour éclairer davantage la pièce en allumant d’autres bougies, de sorte qu’ils sortirent peu à peu de la pénombre, puis elle alla remettre du bois dans la cuisinière. On entendit le bruit des cercles de fonte qu’elle souleva un à un, pour ouvrir l’accès au foyer. Elle ranima les braises à l’aide du tison, fit tomber un peu les cendres, rajouta quelques bûches et remit un à un les cercles de fonte avant d’y poser la bouilloire à chauffer.
Thomas était toujours en caleçon. Il retourna dans la chambre pour enfiler un pantalon et revint dans la cuisine où Lucie tentait encore de calmer son rythme cardiaque, en prenant de pleines inspirations, qu’elle cherchait à espacer.
Marion prépara des branches de verveines qu’elle déposa dans la théière. Elle y versa l’eau par-dessus quand celle-ci eut atteint les premiers frémissements de l’ébullition. Dans son état, une tisane bien chaude avec un peu de miel ne pouvait pas lui faire de mal.
Quelques minutes passèrent. Personne n’avait parlé. Lucie se releva, avança jusqu’à la cuisinière, et rapprocha ses mains du foyer. Sa respiration était un peu moins soutenue. Elle profita de la chaleur rayonnée par les fontes massives pour réchauffer ses doigts engourdis par le froid. Dans sa précipitation, elle avait oublié de mettre des gants.
Marion et Thomas étaient pour elle des amis de longue date. Avec la première, elles étaient déjà inséparables à l’école communale. Combien de fois l’instituteur leur avait-il demandé de s’arrêter de jacasser, comme il disait ? Plus tard, après le certificat d’étude, elles avaient continué à se voir, souvent, malgré leurs charges respectives. Elles s’arrangeaient pour travailler ensemble, chez l’une ou chez l’autre. Encore adolescentes, elles avaient imaginé toutes les deux leur vie de femme à venir, en regardant ce garçon plus âgé, qu’elles voyaient aux champs ou au village pour le marché. Plus tard, c’est Marion qu’il avait choisie, avec elle qu’il s’était marié. C’était entre elles une amitié de toujours, au-delà de l’entraide des montagnards les uns envers les autres. C’était même au-delà : elles étaient comme des sœurs. Lucie avait été demoiselle d’honneur à son mariage et il était déjà prévu que, le jour où Lucie aurait des enfants, Marion serait la marraine du premier.
Quand la tisane fut prête, ils s’assirent autour de la table. Marion versa l’infusion dans les bols, et chacun la sucra à son goût d’une cuillérée de miel. Un miel liquide, transparent, d’une couleur ambrée, plutôt claire. Un miel de sapin sans doute.
- Tu vas mieux ? Qu’est-ce qui se passe ?
- Attend encore un peu, s'il te plaît, répondit-elle simplement.
Lucie semblait marquée, au-delà de l’effort qu’elle avait fourni pour arriver si vite jusqu’ici. Elle était beaucoup plus engagée qu’eux dans la résistance, et la période, il est vrai, n’était pas de tout repos. Encore moins pour elle que pour ses amis : Lucie n’avait pas eu de nouvelles de son mari, depuis huit semaines qu’il était parti. Il faut dire qu'elle ne l'avait pas beaucoup vu depuis le début de la guerre. Sous-officier dans le corps des chasseurs alpins, il s’était d’abord battu sur le front des Alpes. En 42, à la dissolution de l’armée d’armistice, après l’envahissement de la zone libre par les Allemands qui redoutaient un débarquement en Méditerranée, il avait rejoint le maquis. Une manière aussi d’échapper au S.T.O.* et de refuser de servir de main-d’œuvre dans les usines allemandes. Depuis janvier, il avait rejoint le lieutenant Morel, quelque part dans le massif des Bornes, sans doute du côté du plateau des Glières. Elles n’avaient eu toutes deux comme nouvelles que les furtifs messages de Londres. Les représentants de la France libre avaient décidé de rassembler le plus grand nombre possible de maquisards sur le plateau afin d'établir une base d'attaques contre les Allemands. L'objectif était de montrer aux Alliés que la Résistance, sous la direction du général de Gaulle, était capable d'actions de grande envergure.
Elles savaient surtout quels risques prenaient ces centaines de maquisards réunis là-bas, dont le mari de Lucie, à braver la Milice et la Wehrmacht pour récupérer quelques conteneurs d’armes et préparer l’offensive.
Lucie n’avait toujours pas parlé. Elle faisait tourner sa cuillère dans son bol de verveine à peine commencé, déjà froid. Ses gestes étaient irréfléchis, son regard dans le vide. Sa respiration était redevenue normale, elle avait retrouvé quelques couleurs, mais elle pleurait ; en silence ; sans sanglots ; seulement les larmes qui jaillissaient et qui dévalaient le long de ses joues, en avalanche.
Thomas s’était senti de trop. Il avait prétexté vouloir fumer une cigarette pour sortir. Il avait surtout senti que Lucie préférerait rester seule avec Marion. Elles l'avaient regardé sans un mot enfiler ses chaussures, puis, aller jusqu'au perron où il prit sa vareuse. De là où il était placé, Lucie ne pouvait plus le voir. Il questionna Marion du regard, laquelle lui fit comprendre qu'il faisait bien de partir. Il remonta le col de sa veste et ouvrit la lourde porte.
Elles restaient toutes les deux, l’une contre l’autre, Marion l’ayant prise dans le creux de ses bras. Combien de fois Lucie avait-elle eu les mêmes gestes pour elle ? Lucie, sa grande sœur, sa maman, toujours là pour la consoler, pour s’occuper d’elle, et cette fois, les rôles étaient inversés et c’était elle qui pleurait.
Elles restèrent ainsi sans mot dire encore un long moment. Cela faisait peut-être une demi-heure que Lucie était arrivée et elle n’avait prononcé que cette phrase.
- Attend encore un peu, s'il te plaît, répondit-elle simplement.
Marion avait respecté le silence qu’elle lui avait imposé. Elle savait, tout comme Thomas devait s'en douter aussi. Pas dans les détails, bien sûr, mais elle savait ce que Lucie était venue lui apprendre. Il fallait juste attendre que ça veuille bien sortir.
Marion passa derrière elle et l’enlaça. Peut-être de ne pas la voir et de la sentir tout près la mettrait-elle en condition plus favorable pour parler. Enfin, Lucie commença :
- Tu connais Vérone. Toujours à en dire le moins possible tant il cherche à nous protéger. Tu sais combien il faut se battre, d’habitude, pour lui faire cracher le morceau.
- Oui.
- Il est venu me voir, tout à l’heure.
Ses larmes coulaient à flot, dévalant le long de ses joues comme un torrent de montagne. Elle n’avait toujours aucun sanglot, et parlait calmement, sans heurt, sans hésitation, comme un discours cent fois répété.
- Cette fois, il ne m’a pas épargnée.
Silence.
- Il revient des Glières. Ça a bardé là-bas.
- Oui.
Toute la région savait que le plateau des Glières avait, depuis deux jours, été la cible de bombardements aériens et d’un pilonnage incessant de l'artillerie allemande. Hier encore, Marion avait entendu les Stukas de l’aviation ennemie virer pendant de longues minutes au-dessus des Bornes. Ils avaient dû finir de préparer le terrain avant l’assaut terrestre.
- Ça faisait déjà un moment qu’ils étaient assiégés par la police française et la milice, mais là en plus, ils ont essuyé l’assaut d’une division entière de boches. 4000 hommes, à ce qu’il paraît.
Son regard fixait toujours un point imaginaire, juste devant elle, quelque part sur le mur situé derrière la cuisinière à bois. Avec la lumière des bougies, quelques ombres y imprimaient leur danse.
Un pour dix, ils auraient dû se replier. Mais tu les connais, nos chefs et leurs discours : mourir pour l’honneur de la résistance, ‘’Quand on n’a pas tout donné, on n’a rien donné’’.
- Oui.
- Ils n’ont reçu l’ordre de décrocher que trop tard. Louis est parti vers Thorens, avec sa sixaine, mais on les attendait.
Elle contenait maintenant ses larmes, la délivrance approchait. Marion, dans son dos, la serrait de plus en plus fort.
- Une embuscade du G.M.R.*… Les salauds…Tu imagines un peu ! Il se bat depuis quatre ans pour la France et il tombe sous une balle de la police de Vichy. Comme si on n’en avait pas assez avec les boches !
Elle marqua une pause. Son histoire touchait à sa fin. Marion sentait qu’elle était soulagée d’avoir réussi à l’expulser. Personnellement, elle avait hâte également que cette discussion se termine. Elle aussi, connaissait des maquisards partis sur le plateau, des gars du pays, et elle voulait simplement avoir la liste de ceux qui ne s'en étaient pas sortis, pour connaître ceux, en plus de Louis, qu’elle aurait à pleurer.
- Marion ?
- Oui.
- Il y a encore autre chose.
- Oui.
- Je suis enceinte.
A cette nouvelle-là, Marion ne s’était pas préparée.’’

***


Notes prises en séance :

- Marion : C’est historique, ce que tu nous racontes ? Enfin, je veux dire, ça s’appuie sur une réalité historique ?
- Thomas : Oui et non, mais ce n’est pas vraiment ce qui m’intéresse. Oui, parce que je fais référence à une page connue de l’histoire de la résistance en Haute-Savoie, si c’est ça que tu veux dire, non parce que tous les détails de cohérence géographique ou temporelle ne sont pas forcément respectés.
- Julie : Ça ne t’embête pas ?
- Thomas : Pas tant, c’est un roman, pas un témoignage.
- Marion : Mais tu peux froisser les susceptibilités des gens qui savent en faisant ça, tu le sais ?
- Thomas : Oui, mais d’un autre côté, ce qui est vrai, et que tout le monde sait, c’est que les Alpes ont été un haut lieu de la résistance. Moi, j’ai juste besoin de ça. L’intérêt de ma nouvelle n’est pas dans le témoignage. Je ne me sens aucun devoir, à ce niveau là. Je ne suis pas historien et la fiction que j’invente demande juste d’être ‘‘virtuellement possible’’. L’intérêt que je porte à mon travail est plutôt dans les liens que j’essaye d’établir entre mes personnages. Et même, pour être franc, j’ai pris la guerre pour toile de fond sans autre arrière-pensée, sans réel objectif, mais j’aurai pu tout à fait partir d’autre chose. Il se peut même, que par une élision habile, je la fasse se finir bientôt. C’est vrai, finalement, cette guerre, elle m’embarrasse ! D’ailleurs, historiquement, si ça vous intéresse, on en est pas bien loin, puisque l’assaut des Glières a eu lieux fin mars 1944.
- Antoine : Et tu n’as pas eu envie de creuser le thème, puisqu’il était en place ?
- Thomas : Si, mais pas plus que ça. En fait, je le subis plus qu’autre chose. Ce que j’ai davantage envie de creuser, ce sont les caractères de mes personnages.


***

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