Regarder l’invisible
Le Big-Bang, la croissance de l’univers
Sentir l’imperceptible
Les phéromones, les électrons dans l’air
Entendre l’inaudible
Les messages du vent, les plaintes de la terre
Toucher l’incoercible
Le carmin de l'été, la pâleur de l'hiver
Goûter l’insipide…

Ecrire, c’est tendre un fil entre le monde et l’indicible.








6 - Mauvaise grippe (Thomas)




***


Comme lors de la première rencontre, ce second rendez-vous débuta avec l’histoire de Thomas : notre ordre de passage s’était déjà institué. Nous nous étions retrouvés chez moi, à peine huit jours après notre premier rendez-vous. J’avais en fait lancé une invitation à une soirée pizzas, pour suivre accessoirement le match du Stade Toulousain, mais également pour sonder le terrain, voir où chacun d’eux en étaient dans leurs travaux de rédaction. Et tous étaient déjà prêts à proposer leur deuxième chapitre. Après le match de rugby donc, que seuls les garçons avions suivi avec un semblant d’attention tandis que les filles causaient chiffon, nous avons débarrassé les cartons à pizzas, puis cherché une place confortable pour ce moment que nous attendions tous avec une certaine impatience. A la grande surprise des autres, même Antoine, cette fois-ci, semblait faire preuve de plus d’enthousiasme à l’idée de participer.
La pièce principale de mon appartement, que j’utilise comme chambre, salon, salle à manger, cuisine, salle de jeu, auditorium, discothèque aussi parfois, contrairement à l’autre qui me sert seulement de salle de bain, cette pièce multifonctions, donc, n’est pourtant pas bien grande. Le nombre de sièges y est plutôt restreint, mais chacun avait fini par y trouver sa place. Marion s’était même couchée de tout son long, en travers du canapé. A côté d’elle, Julie lui servait de dossier et les genoux de Thomas, à l’autre bout du clic-clac, lui tenaient lieu de repose-pied. Antoine et moi leur faisions face, Antoine dans son fauteuil roulant, moi assis à même le sol, de l’autre côté de la table basse, vers laquelle on envoyait une main de temps en temps pour picorer une olive ou une chips. Norah Jones, en musique de fond, ajoutait au sentiment de bien-être. Après quelques tristes commentaires sur la défaite du Stade chez le rival de toujours qu’est le SU Agen, nous fîmes le silence pour que Thomas nous livre enfin sa prose.


***



‘‘Quelques formes naïves taillées dans les volets en bois, concentraient la lumière sur le spectacle étrange du bal des poussières. Les faisceaux que formait le soleil matinal perçant à travers la dentelle des persiennes semblaient vouloir suivre la valse légère des particules de paille en suspension dans l’air, lesquelles dessinaient leurs lentes arabesques au gré des courants chauds, à l’aplomb du foyer.
Marion, diminuée par sa grippe, s’était recouchée après la traite, et regardait ces poussières d’étoiles tournoyer au-dessus de sa tête, virevolter dans la chambre comme des hirondelles à l’approche de l’orage. La scène avait quelque chose de grandiose, digne de celles que propose le ciel pour les nuits du mois d’août, avec ses pluies de comètes.
Quand elle fut un peu mieux réveillée, Marion repensa au rêve qu’elle avait fait cette nuit. Un rêve étrange dans lequel elle s’était imaginée avec Thomas, randonnant dans un massif qu’elle ne connaissait pas, en tous points différent de ses Alpes natales. C’était plutôt quelque chose comme l’image qu’elle s’était faite de l’Atlas, cette chaîne de montagnes du nord de l’Afrique, ce ‘’djebel’’ dont elle avait vu quelques photographies trois jours auparavant, alors qu’elle feuilletait une revue dans la salle d’attente du médecin. Elle était allée y faire soigner sa grippe, et ces quelques clichés avaient eu sur elle plus d’effets que les remèdes prescrits par le docteur Arnaud.
A bientôt vingt-sept ans, elle avait rarement quitté la Haute-Savoie. Mariée à Thomas depuis près de sept ans, ils habitaient ce chalet d’alpage que leur avait légué une lointaine parente. Leurs vies étaient celles de tous les paysans de montagne. Ils s’occupaient de leurs quelques vaches, ce qui les empêchait de s’éloigner bien loin ou bien longtemps. Ils étaient bien partis quelques fois, étaient même allés jusqu’à Nice pour leur voyage de noces, mais Marion aspirait à découvrir le monde, davantage que ce trajet en train jusqu’à la Méditerranée ou que ces quelques excursions en bus vers Chamonix ou Saint Gervais qu’ils avaient pu faire avec le club alpin français.
Marion savait que Thomas était parti cette nuit, elle aurait dû l’accompagner sans cette maudite grippe. Tous deux voyaient dans ces escapades nocturnes une façon d’échapper un peu à leur quotidien. Ils n’étaient pas vraiment devenus résistants par patriotisme, mais plutôt pour pimenter leur vie. Elle l’attendait maintenant, pour qu’il lui raconte cet épisode qu’elle avait raté.
Le confort de leur chalet était plutôt sommaire. Situé à flanc de coteau, la partie d’habitation, ainsi que l’écurie formaient l’étage principal. On y entrait par les côtés. En dessous, se situait la cave à laquelle on accédait par l’aval. Au-dessus, une grange, dont l’entrée se faisait par l’amont. Ainsi, le chalet n’avait aucun escalier : c’était la déclivité naturelle du terrain qui permettait, par les abords extérieurs, les accès aux différents niveaux. Dans la grange étaient stockés le foin et la paille, servant ainsi d’isolation au niveau inférieur d’habitation. On y trouvait également la plupart des outils encombrants. La partie d’habitation était constituée de deux pièces principales en enfilade, une cuisine et une chambre dans lesquelles la cuisinière à bois pour la première et le poêle pour la seconde ronronnaient du matin au soir des premiers jours de septembre jusque vers la fin mai. De la cuisine, on pouvait accéder directement à l’écurie, laquelle n’était séparée de la partie d’habitation que par une simple cloison de bois, pour que les hommes puissent bénéficier de la chaleur des bêtes. Juste à gauche de l’entrée, une petite pièce plus fraîche, servait à affiner et à stocker les fromages qu’ils fabriquaient eux-même. Au-dessus de la porte d’entrée, une pierre taillée donnait l’année de construction : 1878. Plus de soixante ans après, la seule trace de modernisation était la présence d’un robinet d’eau dans la cuisine qui évitait d’aller en chercher à la source. Creuser un bassin de stockage, près du captage, à plus de deux cents mètres de là, le maçonner afin de le rendre étanche, faire venir l’eau jusqu’au chalet par une tuyauterie de plomb, enterré à quatre-vingt centimètres pour éviter le gel, avait été un travail de titan, qui avait demandé à Thomas des efforts répétés, plusieurs étés durant.
L’électricité, elle, n’était pas encore arrivée jusqu’ici. Si de la lumière scintillait à la plupart des fenêtres du village, à une demi-heure de marche en contrebas, l’isolement du chalet l’avait jusqu’ici empêché d’en bénéficier. On s’éclairait donc à la lampe à pétrole, parfois même aux bougies.
Marion aimait cet endroit, cette vie simple, faite des soins portés aux vaches, pour obtenir leur lait et produire les tommes. Elle aimait aussi les à-côtés, les activités davantage bercées par le rythme des saisons : s’occuper des ruches aux premiers jours du printemps, pour entamer la production du miel, puis ramasser les racines de gentiane à peine plus tard, pour en distiller l’alcool au nez et à la barbe des agents des douanes. Suivaient la saison des framboises, les trois premières semaines de juillet, celle des myrtilles, juste à la suite, les champignons à la fin de l’été et à l’automne, en même temps que les châtaignes, en descendant un peu plus bas vers la vallée…
A tout cela venait s’ajouter le goût qu’elle partageait avec Thomas pour l’escalade, dans les différents massifs environnants. La chaîne du Bargy, bien sûr, où avec son mari et quelques amis, ils avaient ouvert un grand nombre de voies. Ils avaient aussi gravi bon nombre de sommets des Aravis, de même que dans les aiguilles rouges et, plus rarement tout de même, participé à de belles courses dans le massif du Mont-Blanc.
Pourtant, depuis quelques années, Marion ne savait plus se satisfaire de cette vie. Sans doute le fait de ne pas réussir à être enceinte, le fait qu’ils n’arrivent pas à avoir ces enfants qu’elle désirait tellement, l’avait-elle détournée de ces plaisirs simples qui la comblaient jusque-là. Ni les remèdes du docteur Arnaud, ni les herbes de sa grand-mère n’avaient pu apporter de solution à son trouble et la stérilité de son ventre commençait à lui gagner le cœur. Elle était devenue moins sensible à ces plaisirs de leur vie en montagne, ne s’occupait plus des vaches que par obligation, et ne vivait leurs courses vers les plus hauts sommets alpins que comme un exutoire.
Ensuite, la guerre était venue, la résistance s’était organisée et Marion s’y était investie avec Thomas comme pour mieux oublier le mal qui la hantait.
Thomas revint de sa virée nocturne vers dix heures du matin. A peine arrivé, Marion l’avait questionné, mais il n’avait pas répondu. Il avait d’abord pris le temps de se déshabiller, de se réchauffer près du feu, de se frictionner le dos avec un linge sec. Il se faufila alors près d’elle, sous les couvertures et la fit hurler en lui touchant le dos avec ses mains glacées. Elle s’était d'abord faussement débattue, opposant de petits cris nerveux comme seul rempart au contact de ses mains gelées. Leurs rires avaient empli la chambre, lui, ajoutant au supplice, la grosse voix d’un loup-garou venu pour la dévorer toute crue, elle, jouant la belle effarouchée. Elle avait finit par l’enlacer, le plaquant fortement contre elle afin qu’il se réchauffât plus vite.
Elle lui caressait les cheveux, sa tête contre sa poitrine, quand elle s’enquit de nouveau de son escapade nocturne :
- Dis-moi, Thomas Pellier, vous avez croisé des patrouilles ce matin ? Raconte-moi un peu !
- Rien de rien, pas l’ombre d’un casque à pointe. Juste une petite promenade en fourgonnette pour ramasser nos paquets. On s’est pressé pour les récupérer et pour filer en douce. Té, d’ailleurs, ajouta-t-il plus sérieusement, dans les colis, il y avait le matériel radio qu’on attendait. On n’aura plus besoin d’aller en plaine pour prendre nos ordres de Londres. Il y avait aussi quelque chose pour toi : deux paires de bas qu’une certaine Kate t’envoie. Elle y a joint un mot, l’enveloppe est dans ma veste.
- Kate ? Comme c’est gentil ! Tu sais, c’est cette fille avec qui j’organise les largages. Je lui ai parlé des restrictions et elle a pensé à m’envoyer des bas. C’est vraiment une chic fille !
- Elle en a mis aussi pour Lucie. Et des cigarettes pour moi.
- Est-ce qu’on a autre chose de prévu cette semaine ? Je commence à m’engourdir, moi, ici …
- Pas pour l’instant, Vérone doit nous contacter lundi. Mais si tu vas mieux, on peut aller se promener cet après-midi, il fait un temps superbe.
- Oh oui ! Ça fait longtemps qu’on n’est pas allé vers le plateau de Cenise. Ça me ferait plaisir d’y aller.
- D’accord. Alors, on s’occupe des bêtes, on casse la croûte et on y va par le chemin du Bété. Ça te va ?
- Oui. A à détail près : tu vas me faire un gros câlin avant, maintenant que tu es chaud comme un tison.
Thomas, qui n’avait pas vu Marion aussi aimante depuis des semaines, ne s’était pas fait prier pour accéder à sa demande. Quant aux vaches, elles eurent beau appeler, de l’autre côté de la cloison, pour obtenir leur ration de foin, elles durent patienter encore un peu.’’


***



Marion ponctua la fin de la lecture de Thomas en mimant un petit coup de pied dans ses feuillets. Assise, elle aurait sans doute utilisé ses mains, mais comme elle était toujours couchée en travers du canapé, elle avait utilisé son pied pour titiller Thomas, situé à l’autre bout.
- Et alors, depuis quand vit-on ensemble ? s’enquit-elle, sur un ton badin.
- Souviens-toi que ce n’est pas vous mais les personnages de son histoire, lancais-je. Tu n’es pas obligée de vous identifier complètement à eux. Même si cette Marion peut avoir des traits de caractère en commun avec toi, tout ceci reste une fiction.
- Fiction, oui, bien que l’endroit que je décrive existe réellement, reprit Thomas. J’y allais dans les années 70. Donc pas pendant la guerre. C’était avec mes parents, pas avec mon épouse. J’étais tout gamin, pas en pleine force de l’âge, et on y passait l’essentiel des nos vacances, le ski en hiver, la rando en été, pas pour y élever des vaches ni pour produire du fromage… Bien sûr que l’histoire que j’ai écrite fait appel à mes souvenirs. Evidemment que mes personnages puisent dans les caractères des gens que je côtoie régulièrement ou que j’ai pu croiser beaucoup plus ponctuellement, mais il y surtout un minimum de création, là-dedans ! Et heureusement ! D’abord parce que ça permet d’embellir certaines choses, de mélanger des lieux, de gommer des trucs qu’on n’a pas envie de voir dans l’histoire. Le chalet, par exemple ! Je le dépeins comme un nid douillet, emprunt d’une douce chaleur, alors que quand j’étais gamin, il arrivait aussi qu’on s’y caille certaines nuits, mes frères et moi. La fameuse pièce plus fraîche, où Thomas et Marion font affiner leurs tommes, on y dormait sans chauffage en plein hiver. Il y avait du gel sur l’intérieur des vitres, quand on se réveillait le matin. Et leur gros édredon de plumes, on n’en a jamais vu la couleur, avec les frangins ! On avait de maigres sacs de couchage et quelques peaux de moutons qui empestaient tellement qu’on préférait encore se peler !
- Moi, je trouve assez logique d’utiliser ses souvenirs comme matière première à un récit de fiction, dit Julie. Je suis même assez persuadée que les écrivains recyclent beaucoup de choses issues de leur propre vécu. Ce n’est pas Pennac qui disait de l’inspiration que c’était quelque chose comme ‘’un outil formidable et paradoxal, dont la fonction principale est d’agir comme une pompe à souvenirs’’ ?
- Ça lui ressemble, en tout cas. Et de faire remonter ses souvenirs comme cela, même si c’est pour les mettre au service de l’écriture d’un récit, ça tient presque du travail d’analyse.
- Absolument, poursuivit Julie. Mais il y a quand même une limite à son efficacité, et elle n’est pas négligeable : c’est le regard que portent les gens qui te connaissent, voire celui des gens dont tu utilises un trait de caractère pour un de tes personnages. Le jugement qu’ils portent sur ta fiction, qu’ils peuvent prendre pour l’expression de tes fantasmes, les reproches qu’untel pourrait émettre sur le caractère du personnage auquel il s’est pleinement identifié, tout ceci te bride au préalable.
- La lecture musèle l’écriture, ponctua Marion.
- Et pourquoi n’y verrait-on pas que la force du récit, dans ces nouvelles ? questionna Antoine. Dès lors que des éléments puisés dans la réalité se mélangent avec des éléments créés de toute pièce, continua-t-il, l’ensemble reste une création. Pourquoi vouloir trier les souvenirs des fantasmes ou des éléments purement inventés, alors que même celui qui les a écrits a parfois du mal à le faire ?
La discussion allait bon train, chacun donnant son avis sans animosité, essayant de comprendre comment les autres avaient choisi d’aborder cet exercice d’écriture, qui était nouveau pour nous tous.
De ces premiers échanges, nous étions en tous cas d’accord sur un point : écrire n’est pas si facile !
Même Marion, que nous considérions comme étant celle ayant le plus d’aisance dans cet exercice, avait exprimé ses difficultés à voir se maintenir ses sources d’inspiration.
Peut-être avait-elle voulu simplement conjurer son stress, en demandant par avance des excuses pour sa prestation à venir ? Mais nous connaissions tous ses angoisses autant que son talent, et aucun ne doutait réellement de la qualité du chapitre qu’elle allait bientôt nous proposer.

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