Août. Quelques mois ont passé, depuis ce fameux soir. Dans l’intervalle j’ai retrouvé l’usage de mes jambes, rapporté mon fauteuil à la pharmacie où je l’avais loué, une nouvelle suffisamment bonne en soi pour que je sois heureux d’avoir tourné la page, mais voilà, la vie a également repris ses droits sur notre parenthèse littéraire.
Sur elle, il y a quelques jours encore, quand j’essayais d’en tirer un bilan, j’étais plutôt circonspect.
D’un côté, j’étais content de ne plus avoir à me creuser des heures pour trouver des idées, puis pour les habiller de quelques jolis mots.
De l’autre, nos rencontres me manquaient. J’étais amer de ne plus éprouver cette satisfaction à participer à notre entreprise collective. J’étais déçu, même, de voir ce projet ne pas aboutir, blessé, surtout, de devoir constater que notre belle entente, notre complicité, avaient fait long feu. Bien sûr, j’ai revu tout ce petit monde, mais jamais tous ensemble, et jamais dans le but de voir se prolonger cette expérience au goût d’inachevé.
Notre groupe, si soudé jusqu’à lors, avait éclaté en une seule séance.
Je sais qu’Arthur a écrit à Julie, longuement, sans doute pour s’excuser. Je sais aussi qu’elle lui a répondu mais je doute qu’elle soit prête à lui pardonner définitivement.
Arthur s’est doublement trompé. Sur Julie, d’abord : on ne sauve pas une récolte de la sécheresse en l’offrant à la tempête. Aujourd’hui encore, elle reste fragile, et elle n’aspire qu’à une chose, c’est à un peu de paix. Il a cru que sa reconstruction devait passer par les mots, elle passera avec le temps. Il ne faudrait surtout pas qu’on essaye de panser ses plaies à sa place. J’en parle d’autant plus facilement que j’ai failli tomber dans le même travers, lors de la séance précédente. Il s’en était fallu de peu.
La seconde erreur d’Arthur fut de croire que notre roman s’arrêterait là. Ce ne sera pas le cas.
Les événements ont pris une tournure telle, que je me dois, en effet, de reprendre la plume, pour un dernier chapitre…
Cette fois, je n’ai pas à supplier Demoiselle Inspiration pour qu’elle reste à mes côtés. Non, pour ces ultimes rebondissements, je n’ai, au contraire, qu’à retracer le fil de ces dernières semaines telles qu’elles se sont déroulées, dans un exercice on ne peut plus factuel, sans aucune distorsion de la réalité.
Le monde qui m’entoure m’a fourni la meilleure des fictions, et il ne me reste plus qu’à la mettre en forme pour vous la proposer. Certes, la suite de notre aventure ne prendra pas, ici, la forme de ces nouvelles que nous entremêlions jusqu’à lors, que nous entrechoquions aussi parfois, puisque mes coauteurs ont définitivement rendu les armes, mais il m’est impossible, pour ma part, de taire ces derniers évènements.
Quand bien même un puzzle est suffisamment avancé pour qu’on ait une bonne idée de l’image résultante dans sa globalité, la satisfaction n’est totale qu’avec les ultimes pièces posées.
L’histoire redémarre donc ce jour de la fin août, plusieurs mois après notre dernier rendez-vous, lors d’une fin d’après-midi durant laquelle je retrouve Marion accompagnée de son bien-aimé.
La scène se passe en terrasse d’un café toulousain, place Saint-Sernin, à l’angle de la rue Saint-Bernard.
L’air est irrespirable, la chaleur suffocante, mais cela fait bien trois semaines que la canicule est installée sur la région et nous nous y sommes presque habitués. Néanmoins, notre volonté farouche de rester dans une indolence léthargique ne suffit pas, et nous ressemblons vite à des marathoniens, dégoulinants de sueur, malgré une inactivité absolument parfaite.
Le vent, installé au sud, ne nous est d’aucun secours. Au contraire, il nous apporte le feu saharien et l’impression d’ouvrir la porte d’un four, à chaque nouvelle risée.
Nous buvons une bière, devenue trop vite aussi chaude que nous sommes moites. Nous parlons de choses et d’autres, de leur voyage au Maroc, notamment.
Ils sont rentrés voilà seulement trois jours. Ils me décrivent ce périple de deux semaines comme un voyage empreint de nostalgie pour elle, de découverte pour lui.
A l'inverse des autres, en voilà au moins deux à qui notre expérience littéraire aura permis de s’ouvrir sur le monde.
Le partage comme plus belle preuve d’amour.
Marion avait souhaité faire découvrir le Maroc à Thomas. Son Maroc, le berceau de son enfance, le creuset dans lequel s’étaient forgées, une à une, toutes les facettes de celle qu’elle était devenue, au fil des années.
D’ailleurs, Thomas espérait en faire de même sous peu et emmener Marion dans ses Alpes natales, lui apprendre sa montagne, pour qu’elle apprenne à le connaître mieux.
- L’idéal serait que vous nous y accompagniez, Arthur, Julie et toi… lança-t-il sans réelle conviction.
- Vous pourriez y découvrir mon univers, ça nous replongerait dans l’ambiance du bouquin, sans forcer la main à personne, ça nous permettrait peut-être de le finir, ajoute-t-il avec à peine plus d’entrain.
- C’est pas gagné, avec nos têtes de mules… fait Marion.
- Je peux me charger de persuader Arthur, il ne me dira pas non.
Puis, se tournant vers sa dulcinée, il ajouta :
- Et toi, Marion, tu tâcherais de convaincre Julie. Toi seule peux y arriver, si toutefois il existe une chance…
Pour l’heure, toujours devant nos bières, ils poursuivent le récit de leur voyage.
Ils m’expliquent avoir fait, lors de la première semaine de leur séjour, le pèlerinage vers les lieux mythiques de l’enfance de Marion : la maison où elle avait grandi, située aux abords de la palmeraie de Marrakech et qui n’avait pas changé, près de vingt ans après. Seule la végétation, débordante et généreuse, avait grandi comme elle. Le reste semblait l’avoir attendue, tel que figé par ses souvenirs.
Puis elle avait voulu revoir l’école Auguste Renoir, dont la cour lui semblait si petite, maintenant qu’elle la redécouvrait avec des yeux d’adulte.
Et aussi la médina, où elle s’était retrouvée comme chez elle, parlant arabe, marchandant les prix simplement par plaisir, comme elle avait vu faire ses parents quant elle était gamine, pour le bonheur de montrer au vendeur qu’elle n’était pas une de ces touristes crédules, à qui il pourrait fourguer sa pacotille à dix fois le prix, mais bien une Marrakchia, et qu’on ne la lui faisait pas...
Elle l’avait conduit ensuite vers les plages d’Agadir où les rouleaux de l’Atlantique, immenses dans son souvenir, lui avaient paru bien maigres à présent. Ces vagues dans lesquelles elle avait eu l’impression cent fois de pouvoir s’y noyer, ces rouleaux qui lui avaient descendu maintes fois la culotte du maillot de bain jusqu’aux genoux, et dont elle était ressortie si souvent les yeux piquants et rouges, les sinus et la gorge lavés par l’eau salée, ces mêmes vagues lui étaient apparues si fluettes, cette fois. Mais un faible coefficient de marée, conjugué à l’absence de vent ces jours-là, y était sûrement pour quelque chose.
Marion me raconte ensuite qu’elle avait projeté, pour la deuxième semaine, de faire découvrir l’Atlas à Thomas, dans un raid en 4x4 que lui avait organisé Robin, un ami d’enfance resté à Marrakech et dont c’était le job - elle s‘en était d’ailleurs partiellement inspirée pour le personnage de Thomas qu’elle nous avait proposé dans sa nouvelle - mais le voyage avait été annulé.
Robin, en effet, avec les deux bras dans le plâtre, n’était assurément plus en état de les conduire sur les routes sinueuses du Tizi-n-Tichka.
Quant ils l’avaient retrouvé, celui-ci était rentré quelques jours auparavant d’un trek dans les tassilis, raid durant lequel les circonstances s’étaient apparemment liguées pour lui pourrir la vie : une tempête de sable d’abord, l’avait cloué en plein désert, avec ses clients, pendant plus de deux jours.
A court de provisions en eau et en nourriture, il avait dû se résoudre à improviser une retraite, alors que la tempête battait son plein. Ce n’était pas prudent, il le savait, et d’ailleurs, ça n’avait pas raté : en cherchant à regagner la piste, pour mettre à l’abri son troupeau de retraités en quête de sensations sablonneuses – pour le coup, ils avaient été servis – il avait réussi à empaler le 4x4 sur un rocher.
Afin de juger de l’ampleur des dégâts, il était sorti du véhicule en plein vent de sables et avait, à son tour, fait une embardée et chuté lourdement sur une arrête rocheuse. Bilan : le cardan à l’avant droit littéralement arraché sur le Rover et une double fracture des poignets pour son chauffeur, avec comme conséquence, l’obligation de finir le voyage, à huit à bord du dernier véhicule en état de marche, conduit par le dernier chauffeur valide.
La fin de leur épopée fut plus tranquille, bien que tout aussi douloureuse. Pas encore plâtré, Robin essayait tant bien que mal d’empêcher ses avant-bras d’être bringuebalés à chaque soubresaut de la route. Du coup, étant lui-même soumis aux secousses et ne pouvant se tenir, il avait cherché à se coucher pour trouver une position susceptible de lui offrir une plus grande stabilité. Par manque de place et aussi parce qu’elle lui avait proposé, il avait fini la tête posée sur les genoux d’une de ses clientes, une femme d’une soixantaine d’années. Durant tout le reste du voyage du retour vers Marrakech, elle lui caressa les tempes, en lui fredonnant des chants - on aurait dit du blues ou du gospel - pendant que lui se demandait comment, une fois qu’il se retrouverait avec les deux bras immobilisés jusqu’aux épaules, il allait pouvoir se laver, s’habiller et même pisser tout seul…
Thomas et Marion me racontent cette histoire dans le détail, sans même s’apercevoir des similitudes de celle-ci avec l’épisode que cette dernière nous avait distillé pour son dernier chapitre.
Visiblement, ils ont tourné la page, ils sont clairement passés à autre chose et ne semblent plus éprouver aucun intérêt à établir de parallèles entre leurs vies et les récits de notre livre.
Pour ma part, cette anecdote qu’ils m’offrent, appuie en moi sur je ne sais quel bouton, et mon cerveau se met à bouillonner, élaborant les plus folles hypothèses, élucidant certains de mes mystères.
La voilà, la clé de tous mes efforts de rédaction, apparemment dénués de sens, jusqu’ici en tout cas : Apporter ma contribution dans cette évocation de la vie extraordinaire, du destin fabuleux de cette femme, que l’on a appelé Lucie et qui a traversé plus d’un demi-siècle en croisant tant de fois notre route.
Et mes méninges réfléchissent à cent à l’heure, trouvant une à une, les réponses à des questions à peine formulées.
- Pourquoi sa propre histoire devrait-elle rencontrer les nôtres ?
- Parce qu’on peut lui apporter quelque chose, en retour de ce qu’elle nous apporte, à raconter sa vie.
- Que doit-on lui apporter ?
- Ce qui lui manque le plus.
- Qu’est-ce qui lui manque le plus ?
- Des réponses à ses questions.
- Quelle est sa plus grande interrogation ?
Là, je bloque un instant, avant de me souvenir de la morale que Marion avait donnée à sa nouvelle : ‘‘ Chaque homme, pour se construire, a besoin de connaître l’histoire de ses pères. La parole, l’écrit, ont valeur de témoignage dans cette quête incessante de la connaissance de soi. […]. Et par son témoignage, quiconque se pose la question de son identité, est au moins sûr d’une chose : s’il n’est pas certain, par sa démarche, d’obtenir de réponses à ses propres interrogations, il est sûr néanmoins d’apporter des éléments de démonstration aux questionnements d’un autre, qui l’entendra ou le lira un jour.’’
Alors, tout devient limpide : contrairement à ce que croyait Arthur, les nouvelles de mes coauteurs, tellement structurées par rapport à ma prose, et qui s’articulent toutes, autour de la vie de cette femme, ces nouvelles fournissent à cette Lucie les clés de son histoire à elle.
A elle, et pas à Julie, dans je ne sais quel parallèle psycho-symbolico-débile avec son passé récent.
Thomas a d’abord évoqué la plus tendre enfance de notre personnage, et le destin tragique qu’ont connu ses parents, au milieu du siècle dernier.
Julie a poursuivi avec le récit de sa vie de jeune femme, en proie au malheur conjugué de la perte de son mari et de l’abandon d’un fils.
Marion, enfin, lui a suggéré son passé plus récent et plus heureux aussi.
Quant à moi et mes morceaux de puzzle, nul doute maintenant que ceux-ci doivent un à un trouver enfin leur place dans ce dernier chapitre ! Celui qui lui reste à vivre !
Un gospel comme la respiration d’un de ces instants de félicité, la tempête de sable saharienne à l’origine de la résurgence d’Ötzi, dans les glaces alpines, la rencontre avec Daniel Pennac…
Oui !
Toutes ces pièces de puzzle que j’avais soulevées une à une, sans savoir où cela pouvait me mener, toutes ces pièces trouvent leur place et proposent une chute à l’histoire de Lucie.
Le tableau est peut-être un peu chargé, une fresque baroque, où chaque détail compte, peut-être plus que l’impression qui se dégage de l’ensemble lui-même.
Nous sommes toujours devant nos bières chaudes, place Saint-Sernin, mais mon esprit est ailleurs. Marion s’en rend compte et tente de me ramener :
- Houhou, Antoine, t’es avec nous ?
- Excusez-moi, j’étais dans mon bouquin… Notre bouquin devrais-je dire…
- Tu bosses encore dessus ?
- Je n’écris plus, pour le moment, mais j’y pense sans arrêt. Je sais que c’est différent pour vous, mais pour moi, notre aventure a vraiment un goût d’inachevé…
- Détrompe-toi. C’est vrai, je n’éprouve plus le besoin d’écrire, du moins pour l’instant, me confie Marion, mais, comme toi, je ressens un énorme sentiment de gâchis, aussi bien pour nous cinq, que pour la fin sordide promise à nos écrits. Tant d’efforts conjugués méritaient un meilleur sort.
- Je la tiens peut-être, notre fin ! Et si certaines choses se confirment, elle serait formidable… mais d’abord, il faudrait me dire ce que vous en pensez…
- Vas-y, on t’écoute…
- Je ne suis pas très sûr de moi, mais...
Je prends une grosse inspiration et je me lâche enfin :
- On a essayé de faire un bouquin en trois dimensions, vous êtes d’accord ? Il y avait le plan du livre, d’une part, dans lequel, par nos fictions, l’imaginaire régnait en maître, et d’autre part, il y avait le monde bien réel de nos vies, qu’Arthur croisait avec le premier pour mettre en évidence les liens, les passerelles entre ces deux univers.
Seconde bouffée d’air, aussi grosse que la première, et je poursuis :
- Nous avons passé des pages entières à croire que nous écrivions quelque chose qui s’apparentait à une réflexion à peine voilée sur nous-mêmes, et finalement, à bien y regarder, nous n’avons fait qu’écrire autour d’un seul et même personnage : cette Lucie, qui s’est baladée de l’une à l’autre de nos nouvelles. Nous sommes tombés, un peu par chance, il faut bien le dire, sur l’histoire de cette femme, et nous n’avons fait que la mettre en musique. Car il ne fait aucun doute pour moi que c’est bien son histoire qui est le principal objet de notre roman. Arthur l’a du reste bien senti, mais il était tellement obnubilé par le fait que nos écrits devaient faire ressortir quelque chose de nous-mêmes, qu’il a cru voir l’image du passé récent de Julie dans son histoire à elle. Non, pour moi, c’est bien à cette Lucie qu’appartient ce destin, et il reste à déterminer à quel univers elle appartient…
Je prends une gorgée de bière, sans espoir qu’elle me désaltère, seulement pour m’humecter la bouche, trop sèche, et je poursuis :
- Jusque-là, j’étais prêt à penser que Lucie n’était qu’un personnage de roman, formidablement sorti de votre imagination, pour nous permettre d’apprendre certaines choses sur nous-mêmes. C’est d’ailleurs, l’hypothèse la plus probable, la plus rationnelle aussi. Celle qui me rassure, en quelque sorte, moi et mon esprit scientifique. Et dans cette perspective, je me devais d’imaginer une suite logique à ses aventures. J’avais en partie déjà tissé ma toile en laissant quelques repères dans vos nouvelles, en posant des jalons le long de vos récits, pour préparer le mien, si bien que ma contribution à l’intrigue s’imposait presque naturellement : Lucie, celle des temps actuels, dans la nouvelle de Marion, revenait du Maroc après un raid gâché par une tempête de sable. Ce sable qui, porté par les vents de Sud, comme ceux qui nous brûlent actuellement la gorge, à la terrasse de ce café, viendra bientôt se déposer partout, jusque sur les sommets enneigés des massifs alpins. Là, conjugué à la canicule que nous avons connue cet été, l’épaisse couche de sable aurait fait son œuvre sur les glaciers alpins. J’imaginais en outre que, dans ma nouvelle à moi, vous réussissiez à convaincre Julie et Arthur de vous suivre dans les Alpes, par exemple vers la fin septembre et que de mon côté, je puisse par le récit, y emmener Lucie, notre personnage globe-trotter qui passe d’une nouvelle à l’autre avec tellement d’aisance, pour qu’elle soit de ce voyage dans la mienne, avec nous tous. J’ai pensé qu’avec beaucoup de chance et dans des circonstances tout à fait singulières - mais même les meilleurs romans en sont truffés - nous pourrions, lors d’une randonnée au-dessus de Chamonix, où toi Thomas, tu nous servirais de guide, permettre à notre personnage de retrouver sa mère, cette femme qui, au sortir de la guerre, s’était perdue en montagne. La fonte glacière sous l’effet de la couche du sable saharien aurait permis sa résurgence, et nous l’aurions découverte, offerte par les glaces, comme Ötzi l’avait été par ces randonneurs autrichiens, quelques années avant elle. Nul doute alors, qu’après un tel miracle, nous n’ayons tous envie de remercier le Ciel ou son Occupant, en chantant quelques gospels, main dans la main.
Je marque une nouvelle pause avant de continuer :
- Et voilà, la boucle était bouclée. J’avais personnellement terminé mon puzzle, notre personnage obtenait la réponse à la question qui pouvait la tarauder depuis sa prime enfance, à savoir ce qu’était devenue sa mère biologique ¾ combien de gens ont du mal à faire leur deuil en l’absence du corps de celui que l’on pleure ? ¾ et elle nous permettait par la même occasion, avec cette dernière aventure, de nous retrouver tous ensemble, Julie et Arthur compris, le quintet reconstitué pour un dernier concert… Un concert de gospels, cela va de soi…
Marion, me regarde, l’air amusé et me demande :
- Et ta rencontre avec Pennac, dans tout ça ?
- Là, j’avoue que c’est un peu plus compliqué. Disons pour l’instant que j’avais juste envie de parler lui, et qu’il n’a pas forcément de liens directs avec l’intrigue. Encore qu’en cherchant bien, on pourrait facilement en trouver… D’abord, lire ses romans est un plaisir que nous partageons tous, il n’est donc pas pour rien dans notre envie d’écrire. Dans comme un roman, un de mes livres préférés, il a écrit, vous le savez sans doute, ce qu’il a appelé les droits imprescriptibles du lecteur : Le droit de ne pas lire, de sauter des pages, de ne pas finir un livre, etc…
Thomas, en m’écoutant, pianote sur son portable et complète la liste, piochée sur Internet :
- Le droit de relire.
- Le droit de lire n'importe quoi.
- Le droit au bovarysme (maladie textuellement transmissible)
- Le droit de lire n'importe où.
- Le droit de grappiller.
- Le droit de lire à haute voix.
- Le droit de nous taire.
Après quoi, il éteignit son portable et le remit dans sa poche.
- Merci, Thomas, lui dis-je en reprenant la parole pour poursuivre le fil de mon idée. Disons que je voulais juste lui soumettre l’hypothèse qu’il en avait peut-être oublié un :
- Le droit de répondre.
Une autre gorgée de bière, et je poursuivis :
- Et, même, au-delà de ça, on pourrait tout à fait l’intégrer à l’histoire. C’est un peu tiré par les cheveux, je vous l’accorde, mais pourquoi ne pas imaginer placer cette dernière pièce du puzzle pour expliquer comment nous réussirions à nous faire éditer. Vous savez comme moi combien il est difficile de faire lire un manuscrit quand on n’est rien d’autre que d’illustres inconnus, même si on est bourré de talent, ce dont je ne suis pas si sûr…. Quoiqu’il en soit, si on reçoit un certain nombre de refus de petits éditeurs de province, qui n’aurait visiblement même pas pris la peine d’aller au-delà des premières pages, ¾ Selon Arthur, Thomas, tu aurais pu nous faire une accroche plus radicale, pour ton premier chapitre ! ¾ on peut très bien envisager pouvoir sauver la mise en se payant le culot d’envoyer finalement notre manuscrit à l’éditeur de Pennac.
- Et alors ? me questionne Marion.
- Oh ! Rien de plus, du moins qui touche au style ou au contenu de notre roman, mais un détail cependant qui devrait modifier la qualité de sa lecture : en page de garde, serait agrafé un mot, griffonné sur un morceau de papier gauffré, mal déchiré dans une nappe de restaurant. Un simple bout de feuille, que je garderais précieusement dans mon agenda, depuis de nombreux mois, comme une relique, sur lequel l’éditeur de Pennac, celui qui deviendrait le nôtre, pourrait lire un petit mot, signé de son auteur fétiche. Ce petit mot, vous vous en doutez, lui dirait :
‘‘Persévère au-delà des premières pages.
Tu verras, ça vaut le coup.’’
- Bien joué ! me lance Marion, les yeux pleins de malice. Ça, c’est de la fine stratégie de grand joueur de plateau, où je m’y connais pas !
- Et pourquoi ne l’as-tu pas encore écrite, cette chute ? Ça vaudrait le coup, en effet ! Ajoute Thomas.
- C’est bien ce que je comptais faire, mais j’avais sans doute besoin de vos encouragements pour pouvoir m’y remettre. Et là, maintenant que je vous vois, je dois avouer qu’au lieu de m’apporter votre soutien, vous m’avez fait retomber dans le doute…
Ils me regardent tous deux, circonspects, et ils me laissent poursuivre…
- Je suis content, bien sûr, de voir que mon histoire pourrait vous satisfaire, mais quand, dans le même temps, vous me racontez vos souvenirs de voyage, ainsi que la mésaventure de votre ami Robin, et de sa cliente d’une soixantaine d’année, qui lui chante des gospels à l’arrière d’un 4x4 en pleine tempête de sable, j’imagine une autre fin possible, une nouvelle hypothèse. Contrairement à vous, je n’y vois pas qu’une croustillante anecdote de vacances que l’on sert à ses amis, au moment de l’apéritif, en même temps qu’on leur fait découvrir les photos du voyage… Il m’apparaît troublant, en effet, de voir à quel point ce que vous me racontez d’elle peut ressembler aux circonstances, à l’état de l’intrigue dans laquelle nous avions laissé notre Lucie, lors de la dernière partie, avec le chapitre de Marion. Et vous, qu’est-ce que vous en pensez ?
Je n’obtiens de leur part qu’une moue dubitative en guise d’approbation. Je persévère néanmoins :
- Alors, imaginez ! Imaginez trois secondes que cette femme, la cliente de votre ami trekker, imaginez qu’elle soit notre Lucie, celle que nous baladons, des chapitres entiers, de récit en récit. Ne pensez-vous pas que si, par extraordinaire, si c’était bien le cas, nous tiendrions là, la passerelle la plus… la plus inattendue entre nos mondes imaginaires et le monde réel ?
- Arrête, je te suis plus, me lance Marion. Tu veux dire qu’au lieu de l’inventer, on aurait raconté sans le savoir la vie de quelqu’un qui existerait pour de vrai ?
- Exactement, et dans cette hypothèse, Lucie n’appartient plus aux mondes fictifs que nous explorions au fil de nos nouvelles, mais bien au monde réel dans lequel vous et moi, nous évoluons tous les jours. Et ça va plus loin encore, ça veut dire que la suite que j’avais inventée pour un personnage de roman, avant que vous ne me rameniez la vraie du Maroc dans vos bagages, cette suite pourrait plutôt être son futur… futur sur lequel nous intervenons tous puisque c’est…
- Arrête, Antoine, tu délires ! T’es en plein trip surnaturel ! Tu t’es pas mis à fumer des trucs, au moins…
Mes deux amis me regardent vraiment comme si je disais quelque chose d’énorme… C’est énorme, d’ailleurs, ils ont raison, mais après tout, pourquoi pas ? Combien de fois le hasard a-t-il aidé la science ? Pourquoi faut-il que les productions de cinéma protègent leurs fictions avec une formule du genre : Toute ressemblance avec des évènements ou des personnes réelles, seraient purement fortuite ou involontaire ? C’est bien que ça arrive… Pourquoi le hasard ne nous aurait-il pas conduit à écrire la vie d’une personne réelle, sans même que nous nous en doutions ? Et, qu’est-ce que ça nous coûte, de toute façon, de retrouver cette femme et de lui montrer le début de notre manuscrit pour savoir si la vie que nous avons attribuée à Lucie ressemble bien à la sienne ?
Malgré mes efforts pour les convaincre, Thomas et Marion restent toujours perplexes. Les justifications que je leur apporte ne semblent pas leur suffire.
Marion accepte néanmoins de me donner le numéro de son copain d’enfance, ce fameux Robin multi-fracturé, pour que je tente de retrouver la trace de cette femme.
Thomas et Marion, de leur côté, ayant déjà l’intention de se rendre en Haute-Savoie prennent pour consigne, avant de me quitter, de réussir à convaincre Arthur et Julie de se joindre à nous pour ce voyage. Je les retrouverai là-bas, au pire au bras d’une parfaite étrangère, notre première lectrice tout de même, au mieux accompagné de notre héroïne principale et néanmoins réelle, et nous lui ferons vivre cet épisode poignant où elle retrouvera sa mère dans les glaciers alpins, soixante ans après que celle-ci s’y soit perdue.
Sur elle, il y a quelques jours encore, quand j’essayais d’en tirer un bilan, j’étais plutôt circonspect.
D’un côté, j’étais content de ne plus avoir à me creuser des heures pour trouver des idées, puis pour les habiller de quelques jolis mots.
De l’autre, nos rencontres me manquaient. J’étais amer de ne plus éprouver cette satisfaction à participer à notre entreprise collective. J’étais déçu, même, de voir ce projet ne pas aboutir, blessé, surtout, de devoir constater que notre belle entente, notre complicité, avaient fait long feu. Bien sûr, j’ai revu tout ce petit monde, mais jamais tous ensemble, et jamais dans le but de voir se prolonger cette expérience au goût d’inachevé.
Notre groupe, si soudé jusqu’à lors, avait éclaté en une seule séance.
Je sais qu’Arthur a écrit à Julie, longuement, sans doute pour s’excuser. Je sais aussi qu’elle lui a répondu mais je doute qu’elle soit prête à lui pardonner définitivement.
Arthur s’est doublement trompé. Sur Julie, d’abord : on ne sauve pas une récolte de la sécheresse en l’offrant à la tempête. Aujourd’hui encore, elle reste fragile, et elle n’aspire qu’à une chose, c’est à un peu de paix. Il a cru que sa reconstruction devait passer par les mots, elle passera avec le temps. Il ne faudrait surtout pas qu’on essaye de panser ses plaies à sa place. J’en parle d’autant plus facilement que j’ai failli tomber dans le même travers, lors de la séance précédente. Il s’en était fallu de peu.
La seconde erreur d’Arthur fut de croire que notre roman s’arrêterait là. Ce ne sera pas le cas.
Les événements ont pris une tournure telle, que je me dois, en effet, de reprendre la plume, pour un dernier chapitre…
Cette fois, je n’ai pas à supplier Demoiselle Inspiration pour qu’elle reste à mes côtés. Non, pour ces ultimes rebondissements, je n’ai, au contraire, qu’à retracer le fil de ces dernières semaines telles qu’elles se sont déroulées, dans un exercice on ne peut plus factuel, sans aucune distorsion de la réalité.
Le monde qui m’entoure m’a fourni la meilleure des fictions, et il ne me reste plus qu’à la mettre en forme pour vous la proposer. Certes, la suite de notre aventure ne prendra pas, ici, la forme de ces nouvelles que nous entremêlions jusqu’à lors, que nous entrechoquions aussi parfois, puisque mes coauteurs ont définitivement rendu les armes, mais il m’est impossible, pour ma part, de taire ces derniers évènements.
Quand bien même un puzzle est suffisamment avancé pour qu’on ait une bonne idée de l’image résultante dans sa globalité, la satisfaction n’est totale qu’avec les ultimes pièces posées.
L’histoire redémarre donc ce jour de la fin août, plusieurs mois après notre dernier rendez-vous, lors d’une fin d’après-midi durant laquelle je retrouve Marion accompagnée de son bien-aimé.
La scène se passe en terrasse d’un café toulousain, place Saint-Sernin, à l’angle de la rue Saint-Bernard.
L’air est irrespirable, la chaleur suffocante, mais cela fait bien trois semaines que la canicule est installée sur la région et nous nous y sommes presque habitués. Néanmoins, notre volonté farouche de rester dans une indolence léthargique ne suffit pas, et nous ressemblons vite à des marathoniens, dégoulinants de sueur, malgré une inactivité absolument parfaite.
Le vent, installé au sud, ne nous est d’aucun secours. Au contraire, il nous apporte le feu saharien et l’impression d’ouvrir la porte d’un four, à chaque nouvelle risée.
Nous buvons une bière, devenue trop vite aussi chaude que nous sommes moites. Nous parlons de choses et d’autres, de leur voyage au Maroc, notamment.
Ils sont rentrés voilà seulement trois jours. Ils me décrivent ce périple de deux semaines comme un voyage empreint de nostalgie pour elle, de découverte pour lui.
A l'inverse des autres, en voilà au moins deux à qui notre expérience littéraire aura permis de s’ouvrir sur le monde.
Le partage comme plus belle preuve d’amour.
Marion avait souhaité faire découvrir le Maroc à Thomas. Son Maroc, le berceau de son enfance, le creuset dans lequel s’étaient forgées, une à une, toutes les facettes de celle qu’elle était devenue, au fil des années.
D’ailleurs, Thomas espérait en faire de même sous peu et emmener Marion dans ses Alpes natales, lui apprendre sa montagne, pour qu’elle apprenne à le connaître mieux.
- L’idéal serait que vous nous y accompagniez, Arthur, Julie et toi… lança-t-il sans réelle conviction.
- Vous pourriez y découvrir mon univers, ça nous replongerait dans l’ambiance du bouquin, sans forcer la main à personne, ça nous permettrait peut-être de le finir, ajoute-t-il avec à peine plus d’entrain.
- C’est pas gagné, avec nos têtes de mules… fait Marion.
- Je peux me charger de persuader Arthur, il ne me dira pas non.
Puis, se tournant vers sa dulcinée, il ajouta :
- Et toi, Marion, tu tâcherais de convaincre Julie. Toi seule peux y arriver, si toutefois il existe une chance…
Pour l’heure, toujours devant nos bières, ils poursuivent le récit de leur voyage.
Ils m’expliquent avoir fait, lors de la première semaine de leur séjour, le pèlerinage vers les lieux mythiques de l’enfance de Marion : la maison où elle avait grandi, située aux abords de la palmeraie de Marrakech et qui n’avait pas changé, près de vingt ans après. Seule la végétation, débordante et généreuse, avait grandi comme elle. Le reste semblait l’avoir attendue, tel que figé par ses souvenirs.
Puis elle avait voulu revoir l’école Auguste Renoir, dont la cour lui semblait si petite, maintenant qu’elle la redécouvrait avec des yeux d’adulte.
Et aussi la médina, où elle s’était retrouvée comme chez elle, parlant arabe, marchandant les prix simplement par plaisir, comme elle avait vu faire ses parents quant elle était gamine, pour le bonheur de montrer au vendeur qu’elle n’était pas une de ces touristes crédules, à qui il pourrait fourguer sa pacotille à dix fois le prix, mais bien une Marrakchia, et qu’on ne la lui faisait pas...
Elle l’avait conduit ensuite vers les plages d’Agadir où les rouleaux de l’Atlantique, immenses dans son souvenir, lui avaient paru bien maigres à présent. Ces vagues dans lesquelles elle avait eu l’impression cent fois de pouvoir s’y noyer, ces rouleaux qui lui avaient descendu maintes fois la culotte du maillot de bain jusqu’aux genoux, et dont elle était ressortie si souvent les yeux piquants et rouges, les sinus et la gorge lavés par l’eau salée, ces mêmes vagues lui étaient apparues si fluettes, cette fois. Mais un faible coefficient de marée, conjugué à l’absence de vent ces jours-là, y était sûrement pour quelque chose.
Marion me raconte ensuite qu’elle avait projeté, pour la deuxième semaine, de faire découvrir l’Atlas à Thomas, dans un raid en 4x4 que lui avait organisé Robin, un ami d’enfance resté à Marrakech et dont c’était le job - elle s‘en était d’ailleurs partiellement inspirée pour le personnage de Thomas qu’elle nous avait proposé dans sa nouvelle - mais le voyage avait été annulé.
Robin, en effet, avec les deux bras dans le plâtre, n’était assurément plus en état de les conduire sur les routes sinueuses du Tizi-n-Tichka.
Quant ils l’avaient retrouvé, celui-ci était rentré quelques jours auparavant d’un trek dans les tassilis, raid durant lequel les circonstances s’étaient apparemment liguées pour lui pourrir la vie : une tempête de sable d’abord, l’avait cloué en plein désert, avec ses clients, pendant plus de deux jours.
A court de provisions en eau et en nourriture, il avait dû se résoudre à improviser une retraite, alors que la tempête battait son plein. Ce n’était pas prudent, il le savait, et d’ailleurs, ça n’avait pas raté : en cherchant à regagner la piste, pour mettre à l’abri son troupeau de retraités en quête de sensations sablonneuses – pour le coup, ils avaient été servis – il avait réussi à empaler le 4x4 sur un rocher.
Afin de juger de l’ampleur des dégâts, il était sorti du véhicule en plein vent de sables et avait, à son tour, fait une embardée et chuté lourdement sur une arrête rocheuse. Bilan : le cardan à l’avant droit littéralement arraché sur le Rover et une double fracture des poignets pour son chauffeur, avec comme conséquence, l’obligation de finir le voyage, à huit à bord du dernier véhicule en état de marche, conduit par le dernier chauffeur valide.
La fin de leur épopée fut plus tranquille, bien que tout aussi douloureuse. Pas encore plâtré, Robin essayait tant bien que mal d’empêcher ses avant-bras d’être bringuebalés à chaque soubresaut de la route. Du coup, étant lui-même soumis aux secousses et ne pouvant se tenir, il avait cherché à se coucher pour trouver une position susceptible de lui offrir une plus grande stabilité. Par manque de place et aussi parce qu’elle lui avait proposé, il avait fini la tête posée sur les genoux d’une de ses clientes, une femme d’une soixantaine d’années. Durant tout le reste du voyage du retour vers Marrakech, elle lui caressa les tempes, en lui fredonnant des chants - on aurait dit du blues ou du gospel - pendant que lui se demandait comment, une fois qu’il se retrouverait avec les deux bras immobilisés jusqu’aux épaules, il allait pouvoir se laver, s’habiller et même pisser tout seul…
Thomas et Marion me racontent cette histoire dans le détail, sans même s’apercevoir des similitudes de celle-ci avec l’épisode que cette dernière nous avait distillé pour son dernier chapitre.
Visiblement, ils ont tourné la page, ils sont clairement passés à autre chose et ne semblent plus éprouver aucun intérêt à établir de parallèles entre leurs vies et les récits de notre livre.
Pour ma part, cette anecdote qu’ils m’offrent, appuie en moi sur je ne sais quel bouton, et mon cerveau se met à bouillonner, élaborant les plus folles hypothèses, élucidant certains de mes mystères.
La voilà, la clé de tous mes efforts de rédaction, apparemment dénués de sens, jusqu’ici en tout cas : Apporter ma contribution dans cette évocation de la vie extraordinaire, du destin fabuleux de cette femme, que l’on a appelé Lucie et qui a traversé plus d’un demi-siècle en croisant tant de fois notre route.
Et mes méninges réfléchissent à cent à l’heure, trouvant une à une, les réponses à des questions à peine formulées.
- Pourquoi sa propre histoire devrait-elle rencontrer les nôtres ?
- Parce qu’on peut lui apporter quelque chose, en retour de ce qu’elle nous apporte, à raconter sa vie.
- Que doit-on lui apporter ?
- Ce qui lui manque le plus.
- Qu’est-ce qui lui manque le plus ?
- Des réponses à ses questions.
- Quelle est sa plus grande interrogation ?
Là, je bloque un instant, avant de me souvenir de la morale que Marion avait donnée à sa nouvelle : ‘‘ Chaque homme, pour se construire, a besoin de connaître l’histoire de ses pères. La parole, l’écrit, ont valeur de témoignage dans cette quête incessante de la connaissance de soi. […]. Et par son témoignage, quiconque se pose la question de son identité, est au moins sûr d’une chose : s’il n’est pas certain, par sa démarche, d’obtenir de réponses à ses propres interrogations, il est sûr néanmoins d’apporter des éléments de démonstration aux questionnements d’un autre, qui l’entendra ou le lira un jour.’’
Alors, tout devient limpide : contrairement à ce que croyait Arthur, les nouvelles de mes coauteurs, tellement structurées par rapport à ma prose, et qui s’articulent toutes, autour de la vie de cette femme, ces nouvelles fournissent à cette Lucie les clés de son histoire à elle.
A elle, et pas à Julie, dans je ne sais quel parallèle psycho-symbolico-débile avec son passé récent.
Thomas a d’abord évoqué la plus tendre enfance de notre personnage, et le destin tragique qu’ont connu ses parents, au milieu du siècle dernier.
Julie a poursuivi avec le récit de sa vie de jeune femme, en proie au malheur conjugué de la perte de son mari et de l’abandon d’un fils.
Marion, enfin, lui a suggéré son passé plus récent et plus heureux aussi.
Quant à moi et mes morceaux de puzzle, nul doute maintenant que ceux-ci doivent un à un trouver enfin leur place dans ce dernier chapitre ! Celui qui lui reste à vivre !
Un gospel comme la respiration d’un de ces instants de félicité, la tempête de sable saharienne à l’origine de la résurgence d’Ötzi, dans les glaces alpines, la rencontre avec Daniel Pennac…
Oui !
Toutes ces pièces de puzzle que j’avais soulevées une à une, sans savoir où cela pouvait me mener, toutes ces pièces trouvent leur place et proposent une chute à l’histoire de Lucie.
Le tableau est peut-être un peu chargé, une fresque baroque, où chaque détail compte, peut-être plus que l’impression qui se dégage de l’ensemble lui-même.
Nous sommes toujours devant nos bières chaudes, place Saint-Sernin, mais mon esprit est ailleurs. Marion s’en rend compte et tente de me ramener :
- Houhou, Antoine, t’es avec nous ?
- Excusez-moi, j’étais dans mon bouquin… Notre bouquin devrais-je dire…
- Tu bosses encore dessus ?
- Je n’écris plus, pour le moment, mais j’y pense sans arrêt. Je sais que c’est différent pour vous, mais pour moi, notre aventure a vraiment un goût d’inachevé…
- Détrompe-toi. C’est vrai, je n’éprouve plus le besoin d’écrire, du moins pour l’instant, me confie Marion, mais, comme toi, je ressens un énorme sentiment de gâchis, aussi bien pour nous cinq, que pour la fin sordide promise à nos écrits. Tant d’efforts conjugués méritaient un meilleur sort.
- Je la tiens peut-être, notre fin ! Et si certaines choses se confirment, elle serait formidable… mais d’abord, il faudrait me dire ce que vous en pensez…
- Vas-y, on t’écoute…
- Je ne suis pas très sûr de moi, mais...
Je prends une grosse inspiration et je me lâche enfin :
- On a essayé de faire un bouquin en trois dimensions, vous êtes d’accord ? Il y avait le plan du livre, d’une part, dans lequel, par nos fictions, l’imaginaire régnait en maître, et d’autre part, il y avait le monde bien réel de nos vies, qu’Arthur croisait avec le premier pour mettre en évidence les liens, les passerelles entre ces deux univers.
Seconde bouffée d’air, aussi grosse que la première, et je poursuis :
- Nous avons passé des pages entières à croire que nous écrivions quelque chose qui s’apparentait à une réflexion à peine voilée sur nous-mêmes, et finalement, à bien y regarder, nous n’avons fait qu’écrire autour d’un seul et même personnage : cette Lucie, qui s’est baladée de l’une à l’autre de nos nouvelles. Nous sommes tombés, un peu par chance, il faut bien le dire, sur l’histoire de cette femme, et nous n’avons fait que la mettre en musique. Car il ne fait aucun doute pour moi que c’est bien son histoire qui est le principal objet de notre roman. Arthur l’a du reste bien senti, mais il était tellement obnubilé par le fait que nos écrits devaient faire ressortir quelque chose de nous-mêmes, qu’il a cru voir l’image du passé récent de Julie dans son histoire à elle. Non, pour moi, c’est bien à cette Lucie qu’appartient ce destin, et il reste à déterminer à quel univers elle appartient…
Je prends une gorgée de bière, sans espoir qu’elle me désaltère, seulement pour m’humecter la bouche, trop sèche, et je poursuis :
- Jusque-là, j’étais prêt à penser que Lucie n’était qu’un personnage de roman, formidablement sorti de votre imagination, pour nous permettre d’apprendre certaines choses sur nous-mêmes. C’est d’ailleurs, l’hypothèse la plus probable, la plus rationnelle aussi. Celle qui me rassure, en quelque sorte, moi et mon esprit scientifique. Et dans cette perspective, je me devais d’imaginer une suite logique à ses aventures. J’avais en partie déjà tissé ma toile en laissant quelques repères dans vos nouvelles, en posant des jalons le long de vos récits, pour préparer le mien, si bien que ma contribution à l’intrigue s’imposait presque naturellement : Lucie, celle des temps actuels, dans la nouvelle de Marion, revenait du Maroc après un raid gâché par une tempête de sable. Ce sable qui, porté par les vents de Sud, comme ceux qui nous brûlent actuellement la gorge, à la terrasse de ce café, viendra bientôt se déposer partout, jusque sur les sommets enneigés des massifs alpins. Là, conjugué à la canicule que nous avons connue cet été, l’épaisse couche de sable aurait fait son œuvre sur les glaciers alpins. J’imaginais en outre que, dans ma nouvelle à moi, vous réussissiez à convaincre Julie et Arthur de vous suivre dans les Alpes, par exemple vers la fin septembre et que de mon côté, je puisse par le récit, y emmener Lucie, notre personnage globe-trotter qui passe d’une nouvelle à l’autre avec tellement d’aisance, pour qu’elle soit de ce voyage dans la mienne, avec nous tous. J’ai pensé qu’avec beaucoup de chance et dans des circonstances tout à fait singulières - mais même les meilleurs romans en sont truffés - nous pourrions, lors d’une randonnée au-dessus de Chamonix, où toi Thomas, tu nous servirais de guide, permettre à notre personnage de retrouver sa mère, cette femme qui, au sortir de la guerre, s’était perdue en montagne. La fonte glacière sous l’effet de la couche du sable saharien aurait permis sa résurgence, et nous l’aurions découverte, offerte par les glaces, comme Ötzi l’avait été par ces randonneurs autrichiens, quelques années avant elle. Nul doute alors, qu’après un tel miracle, nous n’ayons tous envie de remercier le Ciel ou son Occupant, en chantant quelques gospels, main dans la main.
Je marque une nouvelle pause avant de continuer :
- Et voilà, la boucle était bouclée. J’avais personnellement terminé mon puzzle, notre personnage obtenait la réponse à la question qui pouvait la tarauder depuis sa prime enfance, à savoir ce qu’était devenue sa mère biologique ¾ combien de gens ont du mal à faire leur deuil en l’absence du corps de celui que l’on pleure ? ¾ et elle nous permettait par la même occasion, avec cette dernière aventure, de nous retrouver tous ensemble, Julie et Arthur compris, le quintet reconstitué pour un dernier concert… Un concert de gospels, cela va de soi…
Marion, me regarde, l’air amusé et me demande :
- Et ta rencontre avec Pennac, dans tout ça ?
- Là, j’avoue que c’est un peu plus compliqué. Disons pour l’instant que j’avais juste envie de parler lui, et qu’il n’a pas forcément de liens directs avec l’intrigue. Encore qu’en cherchant bien, on pourrait facilement en trouver… D’abord, lire ses romans est un plaisir que nous partageons tous, il n’est donc pas pour rien dans notre envie d’écrire. Dans comme un roman, un de mes livres préférés, il a écrit, vous le savez sans doute, ce qu’il a appelé les droits imprescriptibles du lecteur : Le droit de ne pas lire, de sauter des pages, de ne pas finir un livre, etc…
Thomas, en m’écoutant, pianote sur son portable et complète la liste, piochée sur Internet :
- Le droit de relire.
- Le droit de lire n'importe quoi.
- Le droit au bovarysme (maladie textuellement transmissible)
- Le droit de lire n'importe où.
- Le droit de grappiller.
- Le droit de lire à haute voix.
- Le droit de nous taire.
Après quoi, il éteignit son portable et le remit dans sa poche.
- Merci, Thomas, lui dis-je en reprenant la parole pour poursuivre le fil de mon idée. Disons que je voulais juste lui soumettre l’hypothèse qu’il en avait peut-être oublié un :
- Le droit de répondre.
Une autre gorgée de bière, et je poursuivis :
- Et, même, au-delà de ça, on pourrait tout à fait l’intégrer à l’histoire. C’est un peu tiré par les cheveux, je vous l’accorde, mais pourquoi ne pas imaginer placer cette dernière pièce du puzzle pour expliquer comment nous réussirions à nous faire éditer. Vous savez comme moi combien il est difficile de faire lire un manuscrit quand on n’est rien d’autre que d’illustres inconnus, même si on est bourré de talent, ce dont je ne suis pas si sûr…. Quoiqu’il en soit, si on reçoit un certain nombre de refus de petits éditeurs de province, qui n’aurait visiblement même pas pris la peine d’aller au-delà des premières pages, ¾ Selon Arthur, Thomas, tu aurais pu nous faire une accroche plus radicale, pour ton premier chapitre ! ¾ on peut très bien envisager pouvoir sauver la mise en se payant le culot d’envoyer finalement notre manuscrit à l’éditeur de Pennac.
- Et alors ? me questionne Marion.
- Oh ! Rien de plus, du moins qui touche au style ou au contenu de notre roman, mais un détail cependant qui devrait modifier la qualité de sa lecture : en page de garde, serait agrafé un mot, griffonné sur un morceau de papier gauffré, mal déchiré dans une nappe de restaurant. Un simple bout de feuille, que je garderais précieusement dans mon agenda, depuis de nombreux mois, comme une relique, sur lequel l’éditeur de Pennac, celui qui deviendrait le nôtre, pourrait lire un petit mot, signé de son auteur fétiche. Ce petit mot, vous vous en doutez, lui dirait :
‘‘Persévère au-delà des premières pages.
Tu verras, ça vaut le coup.’’
- Bien joué ! me lance Marion, les yeux pleins de malice. Ça, c’est de la fine stratégie de grand joueur de plateau, où je m’y connais pas !
- Et pourquoi ne l’as-tu pas encore écrite, cette chute ? Ça vaudrait le coup, en effet ! Ajoute Thomas.
- C’est bien ce que je comptais faire, mais j’avais sans doute besoin de vos encouragements pour pouvoir m’y remettre. Et là, maintenant que je vous vois, je dois avouer qu’au lieu de m’apporter votre soutien, vous m’avez fait retomber dans le doute…
Ils me regardent tous deux, circonspects, et ils me laissent poursuivre…
- Je suis content, bien sûr, de voir que mon histoire pourrait vous satisfaire, mais quand, dans le même temps, vous me racontez vos souvenirs de voyage, ainsi que la mésaventure de votre ami Robin, et de sa cliente d’une soixantaine d’année, qui lui chante des gospels à l’arrière d’un 4x4 en pleine tempête de sable, j’imagine une autre fin possible, une nouvelle hypothèse. Contrairement à vous, je n’y vois pas qu’une croustillante anecdote de vacances que l’on sert à ses amis, au moment de l’apéritif, en même temps qu’on leur fait découvrir les photos du voyage… Il m’apparaît troublant, en effet, de voir à quel point ce que vous me racontez d’elle peut ressembler aux circonstances, à l’état de l’intrigue dans laquelle nous avions laissé notre Lucie, lors de la dernière partie, avec le chapitre de Marion. Et vous, qu’est-ce que vous en pensez ?
Je n’obtiens de leur part qu’une moue dubitative en guise d’approbation. Je persévère néanmoins :
- Alors, imaginez ! Imaginez trois secondes que cette femme, la cliente de votre ami trekker, imaginez qu’elle soit notre Lucie, celle que nous baladons, des chapitres entiers, de récit en récit. Ne pensez-vous pas que si, par extraordinaire, si c’était bien le cas, nous tiendrions là, la passerelle la plus… la plus inattendue entre nos mondes imaginaires et le monde réel ?
- Arrête, je te suis plus, me lance Marion. Tu veux dire qu’au lieu de l’inventer, on aurait raconté sans le savoir la vie de quelqu’un qui existerait pour de vrai ?
- Exactement, et dans cette hypothèse, Lucie n’appartient plus aux mondes fictifs que nous explorions au fil de nos nouvelles, mais bien au monde réel dans lequel vous et moi, nous évoluons tous les jours. Et ça va plus loin encore, ça veut dire que la suite que j’avais inventée pour un personnage de roman, avant que vous ne me rameniez la vraie du Maroc dans vos bagages, cette suite pourrait plutôt être son futur… futur sur lequel nous intervenons tous puisque c’est…
- Arrête, Antoine, tu délires ! T’es en plein trip surnaturel ! Tu t’es pas mis à fumer des trucs, au moins…
Mes deux amis me regardent vraiment comme si je disais quelque chose d’énorme… C’est énorme, d’ailleurs, ils ont raison, mais après tout, pourquoi pas ? Combien de fois le hasard a-t-il aidé la science ? Pourquoi faut-il que les productions de cinéma protègent leurs fictions avec une formule du genre : Toute ressemblance avec des évènements ou des personnes réelles, seraient purement fortuite ou involontaire ? C’est bien que ça arrive… Pourquoi le hasard ne nous aurait-il pas conduit à écrire la vie d’une personne réelle, sans même que nous nous en doutions ? Et, qu’est-ce que ça nous coûte, de toute façon, de retrouver cette femme et de lui montrer le début de notre manuscrit pour savoir si la vie que nous avons attribuée à Lucie ressemble bien à la sienne ?
Malgré mes efforts pour les convaincre, Thomas et Marion restent toujours perplexes. Les justifications que je leur apporte ne semblent pas leur suffire.
Marion accepte néanmoins de me donner le numéro de son copain d’enfance, ce fameux Robin multi-fracturé, pour que je tente de retrouver la trace de cette femme.
Thomas et Marion, de leur côté, ayant déjà l’intention de se rendre en Haute-Savoie prennent pour consigne, avant de me quitter, de réussir à convaincre Arthur et Julie de se joindre à nous pour ce voyage. Je les retrouverai là-bas, au pire au bras d’une parfaite étrangère, notre première lectrice tout de même, au mieux accompagné de notre héroïne principale et néanmoins réelle, et nous lui ferons vivre cet épisode poignant où elle retrouvera sa mère dans les glaciers alpins, soixante ans après que celle-ci s’y soit perdue.
***
Le lendemain de notre soirée sauna à Saint-Sernin, je réussis à contacter Robin.
En convalescence chez lui, je n’ai aucune difficulté pour le trouver. Il ne peut, par contre, me répondre immédiatement, son fichier de clientèle se trouvant au bureau.
Il me rappelle quelques heures plus tard, pour me donner enfin l’adresse de sa fameuse cliente chanteuse de gospels.
Le soir même, j’envoie à cette dame notre manuscrit, du moins dans l’état dans lequel il se trouvait alors, c’est-à-dire abouti jusqu’à la fin de la quatrième rencontre.
Dans une lettre d’accompagnement, je lui explique brièvement quelle bande de copains nous sommes et comment nous avons rédigé ce livre à cinq.
Sur la suite que je compte lui donner, pas un mot, pas plus d’ailleurs que sur les raisons pour lesquelles nous lui demandons de bien vouloir le lire. Je me borne à lui écrire que nous pensons avoir besoin d’elle pour la chute de l’histoire et que je permettrai de la contacter dans les prochains jours.
De son côté, Thomas persuade Arthur, non sans mal, de nous accompagner en Haute-Savoie. Marion a encore plus de difficultés avec Julie, mais cette dernière finit tout de même par se laisser convaincre, par amitié pour elle. Elle la prévient néanmoins qu’elle prendra le large sans crier gare, à la moindre allusion, au premier commentaire déplacé, information qui nous est aussitôt relayée par Marion, à Arthur comme à moi.
Le moment venu, j’appelle Lucie, comme je le lui avais promis. Je n’ai qu’une question à lui poser : s’est-elle retrouvée, de près ou de loin, dans la vie de cette femme qui traverse nos nouvelles ? Mais, à peine me suis-je présenté qu’elle me coupe la parole et m’abreuve d’un flot ininterrompu de phrases à peine audibles, sur un ton exagérément troublé, presque hystérique. J’entends sans entendre qu’elle avait lu notre manuscrit, qu’elle en était vraiment retournée, qu’elle se demandait comment nous avions bien pu faire pour savoir, et j’en oublie sûrement…
Je ne souhaite pas en entendre davantage, désireux au contraire, s’il existe bel et bien des parallèles entre sa vie et celle de notre héroïne, de ne les découvrir qu’en même temps que les autres. Pour couper court à sa litanie, je lui propose alors de venir chez elle le week-end suivant et lui demande de se libérer quelques jours, car je compte la conduire vers l’endroit où l’on pourrait lui faire vivre la suite du récit qu’elle vient de découvrir. Elle élude la réponse, comme si elle m’avait à peine écoutée à son tour et entame un second chapelet qui s’apparente sans conteste au premier qu’elle m’a déjà servi :
- Est-ce qu’il y aura…
Je la coupe prestement.
- Je ne peux rien vous dire de plus pour l’instant. Comprenez que c’est difficile par téléphone. Rendez-vous la semaine prochaine et nous aurons tout le loisir de nous entretenir sur le sujet.
Je la salue et je raccroche sans lui laisser le temps de poursuivre notre conversation.
Durant la semaine qui nous sépare encore du dénouement, je tente tant bien que mal de préparer l’événement. Que puis-je faire vraiment ?
Je suis persuadé maintenant qu’elle est bien notre Lucie, du moins que sa vie est proche de celle de notre personnage et dans cette hypothèse, je n’ai surtout qu’à croire…
Espérer, en effet, avoir été touché par la grâce, lorsque j’ai compris que nous avions imaginé son futur, croire au miracle de réussir à retrouver le corps d’une femme, perdue dans les glaciers alpins depuis plus de soixante ans.
Comme pour forcer le destin, je consulte à de nombreuses reprises les données météorologiques, qui me confirment à chaque fois le même état de fait : les faibles pluviométries hivernales, la canicule ininterrompue durant les trois mois d’été, les épaisses couches de sable largement présentes sur les glaciers, tous les facteurs concordent pour bénéficier de conditions permettant de battre des records, dans les massifs alpins, en matière de régression glacière.
Je navigue sur Internet pour déterminer tous les sentiers possibles de randonnées que nous pourrions emprunter, présentant de larges parties de glace, et situés sous le tracé de la voie normale du Mont Blanc du Tacul, sur son versant nord-ouest. Si nous devons découvrir la mère de Lucie, cela ne peut être que sur l’un d’eux.
J’agrémente évidemment mes heures passées à ces recherches avec mes vieux disques de gospels et de jazz en musique de fond.
***
Le vendredi suivant, je me rends comme convenu chez Lucie.
Je suis accompagné de Julie.
Arthur étant de son côté parti avec Thomas et Marion, elle avait préféré faire le trajet avec moi plutôt qu’avec eux. Nous voyageons donc ensemble et ce n’est pas pour me déplaire. Je répugne à conduire et sa compagnie rendra la route moins morose. Depuis Toulouse, en effet, la première étape jusqu’à Alès, et même un peu au-delà, à destination du village où habite Lucie, nous laisse presque quatre heures pour deviser à loisir.
Pendant la première heure, la traversée du Lauraguet qui nous mène vers Carcassonne, puis jusqu’à Narbonne, nous discutons de ce dernier chapitre, que je leur propose de vivre plutôt que de l’écrire…
Je lui raconte en détail ce que je compte y mettre, les scènes déjà vécues - la soirée à Saint Sernin, la recherche de Lucie, notre échange téléphonique - comme celles qui restent à vivre. Gentiment, elle me prévient, comme l’avaient fait Thomas et Marion avant elle, que les chances sont bien minces pour que cette femme soit bien celle que j’imagine. Je lui rappelle les quelques informations échangées avec Lucie, lors de notre coup de téléphone, et qui ne peuvent laisser aucun doute : si ce n’est dans sa totalité, elle s’est retrouvée dans notre histoire, pour une partie au moins. Reste à savoir laquelle…
Passé Narbonne, nous retrouvons les camions espagnols et poursuivons la route en direction de Montpellier. Julie me raconte ce que je sais déjà : son enfance en Ardèche, pas très loin d’ailleurs de là où nous nous rendons.
Elle me fait partager les souvenirs que cette région lui a laissés et qu’elle a essayé de transposer dans sa nouvelle, cette ambiance de ‘Jour de Fête’ à la façon de Jacques Tati qu’elle a voulu traduire. Je lui avoue avoir été sensible à son idée de greffer les prémices des histoires d’amour entre ses personnages, la première sur un fond de fête nationale et la seconde sur le 21 juillet 1969, une date chargée de joies et d’émotions, dans l’histoire contemporaine, avec cette aventure des premiers pas sur la lune. Ceux-là, c’est sûr, se souviendront du jour de leur rencontre. Elle me concède avoir souhaité cela pour elle un grand nombre de fois, plutôt que d’être contrainte, comme c’est le cas depuis deux ans, de subir les rappels d’un passé douloureux, venu lui aussi se greffer sur une date incontournable. Chaque année, le 11 septembre, de bien triste mémoire pour tous les américains avec les attentats de New York, lui renvoient, à elle seule, bien d’autres événements, concurrents au souvenir.
Dans les faubourgs de Nîmes, alors que nous venons de quitter l’autoroute, et qu’elle met sur le tapis le sujet interdit, je m’enhardis et j’essaie doucement de plaider ma cause. Je lui rappelle, par notre conversation, qu’il existe entre nous une tendre complicité. Car ce qu’Arthur ne savait pas, c’est que ce n’est pas à l’hôpital Purpan que j’ai connu Julie. A Purpan, nos destins se sont recroisés, après que nous nous soyons perdus de vue pendant quelques années, mais en réalité nous nous connaissons depuis bien plus longtemps. Depuis le lycée, pour être exact.
A cette époque, comment fallait-il appeler les sentiments qui nous liaient l’un à l’autre ? Une amitié fidèle ? Un amour en latence ? Il y avait, c’est sûr, beaucoup d’affection, une relation sincère, profonde, durable, exacerbée par le fait qu’elle soit restée, durant toutes ces années, parfaitement platonique.
Dès nous nous étions rencontrés, il ne faisait aucun doute pour tout notre entourage, que nous étions - comment disaient-ils déjà ? - « faits l’un pour l’autre. » Il n’y avait que moi pour être assez aveugle. Il faut dire que j’ai du mal, en général, à être pleinement conscient des sentiments que j’éprouve au moment où ceux-ci me submergent. Handicapé du cœur, il m’avait fallu du temps pour identifier ce qui se passait, trop de temps pour que je me manifeste quand j’aurais dû le faire, si bien que de son côté, elle avait certainement perdu patience. Du rôle de promis, par inaction, je basculai dans celui de confident, le grand frère à qui elle racontait ses flirts, ses peines de cœur, ses premiers rendez-vous, à mon grand désespoir. Ensuite, elle avait rencontré ce zèbre qui souhaitait son bonheur avec autant de franchise que le chef d’état de la plus grande puissance au monde pour le peuple irakien… Je n’ai pas réagi alors, de peur qu’elle ne prenne mes avertissements pour de la jalousie - il y en aurait eu, d’ailleurs - et j’ai souffert de la voir s’éloigner de moi, alors que d’évidence, auprès de lui, elle se dénaturait.
Ensuite, j’ai quitté Paris, je suis venu m’installer à Toulouse et nous nous sommes perdus de vue. C’est vraiment par hasard que nous nous sommes recroisés, il a de ça six mois, à l’hôpital Purpan, suite à mon accident.
C’est à Purpan, sur mon lit d’hôpital, qu’elle m’a appris avoir quitté Paris pour tenter d’oublier cet accident de voiture aux conséquences si malheureuses pour elle.
Bien sûr, j’ai compati, mais j’ai certainement vu aussi sans doute la seconde chance qui m’était offerte de tenter de la reconquérir.
La suite, Arthur l’a déjà racontée.
Notre conversation s’arrête alors que nous dépassons Alès. Nous quittons les grands axes pour les routes sinueuses des dessertes locales en même temps que la nuit commence à s’installer. Julie se concentre sur la carte, moi sur la route, si bien que le silence nous gagne.
J’ai parlé comme jamais.
Je ne sais si un jour mes propos ont une chance de porter leurs fruits. Une chose est sûre, c’est qu’à aucun moment elle ne m’a demandé de me taire, pas plus que d’arrêter la voiture pour qu’elle puisse en descendre.
***
Lucie habite une maison de pierres, un peu en retrait du village. Quand je sonne au carillon de l’entrée -une de ces cloches d’alpage que l’on trouve d’ordinaire, autour du cou des vaches- c’est son mari qui nous ouvre. Il nous fait entrer dans une vaste pièce, dans laquelle des instruments de musique et différents matériels électriques de prise de son et d’enregistrement font preuve d’une activité musicale régulière et sûrement pas loin d’être professionnelle. C’est plutôt inattendu pour cet ancien corps de ferme, perdu en pleine garrigue, même si le volume de la pièce ainsi que l’épaisseur des murs sont des atouts évidents pour l’acoustique du lieu.
Il appelle Lucie qui arrive bientôt, alors qu’il s’éclipse dans une pièce voisine.
- Vous devez être Antoine et Julie, c’est bien ça ? dit-elle en s’approchant vers nous.
J’acquiesce d’un mouvement de tête.
- La romantique et le savant… Vous allez dire que je me mêle de ce qui ne me regarde pas, mais je trouve que vous feriez un très joli petit couple…
Nous échangeons avec Julie un sourire complice.
- Savant, mais pas forcément doué pour l’écriture, ai-je répondu pour amener la conversation sur notre manuscrit, vous avez pu vous en rendre compte…
- Je ne partage pas cet avis. L’ensemble est très cohérent. Et vous, Antoine, y apportez votre pierre. La structure de votre roman est très intéressante, bien qu’il me manque la chute.
- Justement, comme je vous l’ai dit par téléphone, nous pensons devoir vous faire vivre la fin, plutôt que de vous la faire lire. C’est pour cette raison que nous souhaitons vous conduire dans les Alpes, qui seront le décor de cette dernière scène.
- Pas si vite, mon garçon ! Il me semble que j’ai mon mot à dire, me lance-t-elle d’un ton sec.
Elle marque un temps d’arrêt, en nous fixant longuement, comme pour mieux nous faire réaliser l’importance de ce qu’elle doit nous annoncer :
- Je vous suis extrêmement reconnaissante, tous les quatre, des efforts que vous avez fournis pour nous rapprocher l’un de l’autre. Toute l’histoire de cette femme, que vous avez inventée pour qu’il ait une image de moi, même fictive, plutôt que le néant, c’est vraiment formidable. Mais votre rôle s’arrête là, je ne peux pas le rencontrer de manière aussi brutale. Ça, ça n’est pas possible… Si je vous accompagnais, il y serait, n’est-ce pas ?
A cet instant, je n’ai pas compris ce qu’elle a voulu dire. C’est donc un peu trop vite que je lui réponds :
- Nous y serons tous les cinq, plus vous, si vous le souhaitez.
Ma réponse l’irrite. Elle qui était, une seconde avant, encore parfaitement calme, parait avoir été piquée par le propos, et la gêne va crescendo, le venin diffusant dans ses veines, à tel point qu’un tic nerveux lui ferme déjà l’œil droit au rythme d’un tango argentin. Les yeux dans le vide, hagards, elle tente péniblement de se calmer pour enfin me bafouiller :
- Est-ce qu’il est au courant ? Est-ce sur l’initiative d’Arthur ou bien seulement la vôtre ?
Là, c’est sûr, je suis définitivement largué. Je n’y comprends plus rien. Pourquoi me parle-t-elle d’Arthur ? Quelle lecture a-t-elle eu du manuscrit ?
En y réfléchissant, je me rends compte que je n’ai jamais eu vraiment la réponse à ma question. Est-elle bien notre Lucie ou n’a-t-elle rien à voir avec notre personnage ? Peut-être ai-je conclu trop vite en me persuadant qu’elle pouvait l’être, peut-être ai-je trop voulu croire à l’impossible, simplement parce que cela aurait été un si belle fin pour notre livre ? Je ne sais plus que dire.
C’est Julie qui comprend la première :
- Non, Arthur n’est pas au courant, mais n’ayez aucune crainte, nous ne vous forcerons à rien. A vous de l’approcher si c’est votre désir… et comme vous l’entendrez…
Et, d’une voix douce, elle ajoute :
- Cela va vous paraître incroyable, mais jusqu’à cette minute, pas un de nous ne savait. Pas même Antoine, qui vous a envoyé notre manuscrit pour une toute autre raison. C’est en vous écoutant à l’instant que je viens de comprendre…
Me voyant complètement déboussolé, Julie formule une dernière question, aussi bien dans le but de m’informer de manière indirecte que pour obtenir une confirmation :
- Lorsque vous nous avez lus, à quel moment avez-vous compris qu’Arthur était votre fils ?
Elle n’obtient d’abord, comme réponse, qu’un regard empli de la plus profonde détresse.
Puis, mêlées aux larmes, ces quelques explications :
- Combien de fois ai-je cherché à retrouver sa trace ? Combien de fois me suis-je heurtée à un mur de silence ? L’administration est largement aussi peureuse que j’ai pu l’être, par le passé. Je ne connaissais pas son nom, je ne savais même pas que c’était un garçon. Comme lui, je n’avais d’autres indices qu’une date et un lieu de naissance.
Et plus tard, après une nouvelle pause :
- Je ne savais qu’une chose de plus que lui, pour avoir vécu l’événement en âge de me souvenir, c’est qu’il n’y avait eu qu’un seul accouchement à la maternité Sainte Cécile, ce jour-là… Après tout ce temps, j’étais presque résignée à ne jamais le retrouver. Et le voilà qui me fait signe au détour de vos pages.
Elle tire un mouchoir de sa poche et sèche ses larmes avant de poursuivre :
- Je connais pourtant les bienfaits de la lecture, mais jamais, de ma vie, je n’avais imaginé que ce fut un roman qui me ramènerait mon fils.
Je regarde Lucie – peu importe son vrai nom, il n’y a qu’à continuer à l’appeler ainsi – perdue sur ce canapé qui nous fait face. Elle laisse aller son trop plein d’émotions. J’imagine qu’il y a de la joie, une forme de délivrance, mêlée à de l’angoisse. Elle pleure de nouveau, à chaudes larmes, maintenant.
Alors Julie s’approche d’elle, prend ses mains dans les siennes, et se met à lui raconter dans les moindres détails, son vécu si pénible, celui-là même, qu’elle avait refusé à Arthur, quelques mois auparavant.
Elle offre son histoire - elle qui pourtant est d’un caractère pudique - mesurant bien l’effet qu’elle a sur Lucie qui boit déjà ses paroles comme si elle était le Messie. La jeune femme sent combien cette vieille dame s’identifie dans le récit qu’elle lui livre. Elle confie alors aussi, comment elle s’est reconstruite avec le temps, comment elle a envie aujourd’hui de mordre à nouveau dans la vie, d’arrêter de se nourrir de son propre malheur.
Elle lui fait part de cette chance qu’elle a eue de vivre auprès d’un jeune couple qui lui a démontré, par les preuves d’amour qu’ils s’échangent, que le bonheur est possible pour quiconque se donne la peine de vouloir l’accepter. Elle raconte comment la vie lui a laissé cette chance, de ne pas perdre de vue cet homme qu’elle veut maintenant être le sien, cet homme qu’elle a raté une première fois, cet homme avec qui, elle a fermement l’intention de traverser les prochaines décennies. Elle ajoute que c’est avec lui qu’elle souhaite connaître les joies que lui réserve la vie, après avoir connu des débuts chaotiques, pour le moins. Elle n’est pas sûre de croire à tout ce qu’elle avance, mais si ces quelques paroles peuvent servir à Lucie comme à elle, d’une manière ou d’une autre, alors elle ne les aura pas dits pour rien. Et les mots semblent porter leurs fruits, puisqu’un moment après, Lucie s’allonge pour poser la tête sur les genoux de sa nouvelle amie, de trente-cinq ans sa cadette, laquelle lui caressera longtemps ses longs cheveux blancs dans un geste plein d’amour.
Ce n’est que plus tard, quand enfin j’ai croisé le regard de Julie, que j’ai compris que quand elle parlait de cet homme, c’était bien à moi qu’elle pensait.
***
Note qu’Arthur aurait pu prendre en séance :
- Antoine : Au fait, Arthur ! Si tu doutais encore de la nécessité d’impliquer Daniel Pennac dans mon histoire, retourne lire l’exergue que nous avons placé en préambule. Je te rappelle que c’est toi qui l’a choisi…
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