Regarder l’invisible
Le Big-Bang, la croissance de l’univers
Sentir l’imperceptible
Les phéromones, les électrons dans l’air
Entendre l’inaudible
Les messages du vent, les plaintes de la terre
Toucher l’incoercible
Le carmin de l'été, la pâleur de l'hiver
Goûter l’insipide…

Ecrire, c’est tendre un fil entre le monde et l’indicible.








18 - Pour un autre chapitre (Antoine)




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En réalité, le cœur n’y était plus, pour la plupart d’entre nous. En ma qualité de maître du jeu, j’avais eu beau multiplier les rappels à l’ordre, trouvant que nos rencontres s’espaçaient trop, personne ne s’était véritablement pressé pour me remettre son chapitre. Et cette fois encore, Antoine avait été le dernier d’entre eux à me fournir le sien. Comme toujours, il s’était plaint d’en être encore à se creuser les méninges pour trouver un sujet quand les autres avaient déjà rendu leurs feuillets. Il m’a dit être paralysé à l’idée d’imaginer le moment où je viendrai tirer sur sa copie, alors qu’il griffonnerait encore, comme le faisaient naguère ses professeurs de lycée, à la fin des interrogations écrites, pour ramasser les devoirs des derniers retardataires.


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‘‘Plusieurs semaines après le vol des griottes, le cul dans les escarres de son lit d’hôpital, Antoine trouve le temps long. Non pas qu’il déchante, disons qu’il reconsidère quelque peu son jugement. Certes, il ne manque pas de temps libre, mais les épreuves se sont succédées à un rythme soutenu et ont été plus rudes qu’il ne l’avait imaginé. Redescendre de son arbre, être bringuebalé à l’arrière de l’ambulance du Samu comme un paquet de linge dans le tambour de la machine à laver, ne pas être manipulé avec plus de douceur sur la table de radiographie furent finalement parmi les expériences les moins pénibles.
Sans être réellement douloureuse, celle d’un rasage intégral pratiqué par une aide-soignante d’origine antillaise, dont la gestuelle rappelait plutôt celle des coupeurs de cannes dans les champs de son île, fut certainement l’une des plus éprouvantes.
Tout homme normalement constitué saura ce qu’un auteur masculin évoque en parlant de l’attirance plus ou moins diffuse pour les infirmières quand elles s’approchent de vous, presque nues sous leurs blouses, pour prodiguer leurs soins.
Et Antoine ne faillit pas à la règle le jour où Lucie, un ange venu sur terre pour s’occuper de lui, vint lui annoncer que l’on devait le raser, des chevilles jusqu’au nombril, en prévision de l’opération. Il fut alors soumis à des sentiments confus où le désir candide d’être dorloté par la plus attirante des femmes se mélangeait à l’appréhension réelle de ne pouvoir réprimer le moment venu ce qui constituerait la preuve criante de son désir pour elle.
Ce ne fut pas Lucie mais Marie-Thé, sa collègue martiniquaise, qui mit un terme à toutes ses craintes, autant qu’à ses espoirs.
Quand il a vu s’avancer vers son lit cette matrone des îles aussi large que haute, venue pour le raser à sec, à l’aide d’un Bic jetable, et lui laisser la peau dans l’état d’une patinoire après l’entraînement de l’équipe de hockey, le fantasme de l’infirmière, pour ce qui le concerne, il en a pris un coup...
Epargnons-nous les détails, mais quand elle a attrapé ses bourses du bout de ses doigts boudinés, avec la même répugnance qu’aurait eue une fille de la ville à saisir les pis d’une vache, quand elle a entrepris de lui raser les roubignoles sans tendre la peau un minimum, la seule idée qui lui soit venue fut de regretter de n’avoir pas pensé à faire congeler, en prévision de l’avenir et suite à cette épreuve, quelques paillettes de son sperme. Et quand, mettant un point d’honneur à réparer ensuite ses approximations, elle s’est mise à asperger les entailles sanguinolentes d’alcool à 70°, il s’est tout de même demandé si elle n’était pas en train de lui faire payer, à lui, petit blanc de métropole, les siècles d’esclavage qu’ont connus ses aïeuls outremer.
Tout cela, bien sûr, à la vue des autres malades qui partageaient l’intimité de sa chambre. Parmi ses compagnons d’infortune, il y avait Jo-le-crabe. Un ouvrier à la retraite, qu’Antoine a surnommé ainsi parce que sa toux chronique de fumeur insatiable trahissait ce que les médecins n’osaient pas lui avouer. Quarante ans d’usine et de gauloises sans filtre, sûr, il n’a pas dû en profiter longtemps, de sa maigre retraite. Il y avait aussi Al, le petit nom qu’il avait donné à son voisin d’en face. Un papy, plutôt sympathique au demeurant, même s’il présentait tous les symptômes d’un Alzheimer avancé. Pour vous donner un exemple, Antoine l’a vu régulièrement déposer son dentier dans le verre à alcool où trempait déjà son thermomètre à mercure. Et il y avait enfin ce gamin d’une douzaine d’années, qui attendait une opération de l’appendicite, une poche de glace sur l’abdomen, et qui n’a pas perdu une miette de son épilation gratis. Peut-être, malgré son jeune âge, peut-être lui aussi avait-t-il subi le même affront quelques heures avant lui.
On le sait tous, dès lors que l’on entre dans un hôpital, on peut s’asseoir sur sa pudeur. On se retrouve aussi souvent le cul à l’air qu’il y a d’internes pour le piquer ou d’élèves infirmières pour le frotter à l’huile en prévention de l’apparition d’escarres. On se fait finalement à tout, même à la condition du poulet qu’on badigeonne de gras avant d’être passé au four. Antoine avait tout de même prévenu: les badigeons à l’huile, passait encore, mais la première qui tentait de lui coller une gousse d’ail sous le croupion, il lui en ôtait l’envie à coups de bec les yeux…
La pire des épreuves fut de loin sa mise en extension. Le jour de son admission, après la séance photos, à poil sur la table de radiologie, cette table de torture plus froide que la banquise, l’interne des urgences lui a expliqué que son problème était double. Primo, il fallait bien opérer. Lui désosser le pilon pour le garnir de quelques quincailleries en acier inoxydable. Et comme ils n’avaient pas l’ensemble des pièces en stock, à la ferblanterie de l’hôpital, il allait falloir qu’Antoine patiente quelques jours avant l’opération. Secundo, il n’y avait plus de place à l’étage d’orthopédie, il allait falloir qu’on l’’expose aux miasmes des souffreteux du service de médecine générale.
S’en est suivi un dialogue dont Antoine n’a pas mesuré tout de suite les véritables conséquences :
- Faites comme vous voulez, docteur, si vous pouviez surtout limiter la douleur.
- Je vous ai prescrit un sédatif. Du genre plutôt costaud. Et puis… Sitôt qu’il sera libre, le chirurgien viendra vous mettre en extension.
- C’est à dire ?
- Il va tirer sur la jambe pour qu’elle reprenne sa place. Dans quelques heures, vous serez soulagé… Il faut seulement que vous patientiez un petit peu, on a admis six accidentés depuis hier, dans des états plus ou moins proche du vôtre… Le chir vous prendra entre deux zops...
Antoine n’a compris qu’en le voyant, pourquoi il avait besoin d’un chirurgien pour lui tirer sur la jambe. Le chirurgien, affublé d’un bandeau sur la tête et d’un tablier de boucher, est arrivé avec sa petite perceuse et sa boîte de mèches. Il a percé un peu en dessous de genou, pour laisser dans l’os une sorte de longue tige qui traversait le tibia d’Antoine de part en part. Ce dernier a eu le droit bien sûr à une anesthésie locale, mais celle-ci n’insensibilisa que les chairs, et quand le foret a pénétré dans l’os, il a bien cru vivre quelque chose comme la crucifixion.
Ensuite, le chir est reparti vers ses zops, laissant le soin aux infirmières de parachever son œuvre.
Marie-Thé, la doudou des Antilles, s’est chargée de la besogne, secondée par une de ses collègues, une fille plutôt ingrate dont Antoine n’a, pendant cette longue semaine qu’a duré son séjour en médecine générale, jamais entendu le son de la voix. Une fille dont les cheveux ternes cachaient à moitié son museau de souris. Elles ont d’abord fixé une potence sur le pied de son lit. Elles y ont passé un câble, relié à un bout à la tige qui lui traversait la jambe et à l’autre, via une poulie montée sur la potence, à un système de contrepoids. Malgré de multiples hésitations dues à leur relative inexpérience de ces actes spécifiques à l’orthopédie, quand Doudou et Minnie ont commencé à mettre les poids sur la bascule qui pendait à l’autre bout du câble permettant au fémur de reprendre lentement sa place, ce fut pour Antoine, l’espace d’un instant, l'accession inattendue vers un bonheur céleste… Le soulagement tant espéré, la délivrance… Le pitbull qui retenait sa cuisse dans sa gueule depuis des heures relâchait enfin quelque peu son étreinte. L’espace d’un instant seulement, car, trop vite, la poulie mal fixée a vrillé sur la potence, les contrepoids sont retombés par terre et la partie inférieure du fémur a lacéré une fois de plus les muscles de la cuisse. De l’intérieur. Le pitbull resserrait les mâchoires…
Enfin, tout cela est derrière lui maintenant. Le plus dur est passé, et il ne lui reste plus qu’à patienter sagement, laisser le temps au temps, en veillant toutefois à ne pas rester définitivement soudé, au bout des quelques semaines qui lui restent, à l’alaise en caoutchouc de son lit d’hôpital.
Il a tout de même quitté sa salle commune pour intégrer une chambre particulière. Dans le service idoine, qui plus est, celui d’orthopédie, où une place a fini par se faire. Il a retrouvé un peu d’intimité, maintenant qu’il perdu toute pudeur, mais il ne s’en plaint pas. Au moins il peut dormir, plutôt que de subir les quintes de toux chroniques de Jo-Le-Crabe ou les choix télévisuels de Papy Al, aussi enthousiasmants que le ton de Roger Gicquel à l’entame du vingt heures. Il dort un peu mieux la nuit, ce qui le change, mais les journées sont longues, malgré ses séances quotidiennes de rééducation, et quelques d’écriture…’’

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