Regarder l’invisible
Le Big-Bang, la croissance de l’univers
Sentir l’imperceptible
Les phéromones, les électrons dans l’air
Entendre l’inaudible
Les messages du vent, les plaintes de la terre
Toucher l’incoercible
Le carmin de l'été, la pâleur de l'hiver
Goûter l’insipide…

Ecrire, c’est tendre un fil entre le monde et l’indicible.








10 - Trouver les mots... (Arthur)




‘’Un jour enfin, sans nul doute la plume l’y avait-il lentement préparé, Antoine réussit à prononcer une phrase. Une phrase assez banale, mais c’était la première depuis plus de deux ans. Ce fut donc avec elle qu’il marqua les prémices de son rétablissement.
Antoine, ce matin-là, était assis sur le parvis du petit escalier qui descendait vers le jardin, depuis la terrasse située à l’arrière de leur restaurant. Il prenait une pause au soleil, dans l’air encore humide de cette matinée de juillet. La journée n’avait pas bien commencé. Tom lui en avait fait voir de toutes les couleurs, et il espérait à tort retrouver son calme avec une cigarette. Il tirait nerveusement sur mon mégot, si bien qu’à chaque bouffée, s’échappait une épaisse volute de fumée blanche qu’il regardait ensuite se disperser, lentement, au-dessus de sa tête.
- Il faut que tu fasses preuve d’un peu plus de patience. Ce n’est encore qu’un gosse...
Trop pris dans ses pensées, Antoine n’avait pas entendu Marion arriver derrière lui. Il avait l’habitude de venir ruminer en ce lieu, moins que Marion l’y retrouve. Il en profitait en plus, cette-fois-ci, pour jeter un coup d’œil discret sur leur potager, situé en contre-bas. Un regard inquiet, pour ne pas dire anxieux, à l’idée d’y détecter quelque chose d’anormal. Un mouvement suspect, un signe qui dénoncerait la présence en ce lieu de Tom, ce démon du quotidien, celui que Marion prenait seulement pour un gosse. Il dressait, par la même occasion, l’inventaire des trésors que son jardin recelait, et dont l’autre énergumène pouvait causer la perte, par sa seule présence.
Marion s'était assise derrière lui, l'obligeant à descendre d’une marche pour lui faire une place. Dans un geste qu’elle avait voulut tendre, elle l’avait enserré entre ses jambes ouvertes, lui faisant comme un dossier. Elle avait ensuite passé ses bras sous ceux d’Antoine pour frotter de ses petites mains, bien à plat, sa généreuse bedaine. Puis, elle avait posé la joue contre son dos, sollicitant un signe de tendresse de sa part, mais Antoine était resté complètement impassible. Elle pouvait être tout sucre, tout miel, lui faire son shabada, il n’avait pas l’intention de bouger d’un iota, encore moins de lui répondre.
Plusieurs minutes après, elle fit une seconde tentative :
- Un gamin turbulent, je te l’accorde, mais un gamin quand même…
Turbulent ! Aux yeux d’Antoine, Marion était bien en deçà de la réalité : ce gosse était un vrai trou d'air. Il enrageait intérieurement, à chauvir des oreilles comme un âne en colère, mais ne répondit pas. Il imaginait qu’elle voulait qu’il acquiesce, qu’il se retourne pour la prendre dans ses bras, qu’il lui dise qu’il allait se calmer, qu'il allait pardonner au gamin… Les poings fichés dans les poches de sa veste, il restait au contraire parfaitement immobile. Par instant seulement, il approchait la main de sa bouche pour tirer sur sa cibiche comme si sa vie en dépendait.
Devant son silence, elle ajouta :
- Laisse-lui un peu de temps, il finira par se calmer.
Se calmer ! pensa Antoine, Marion et sa délicieuse innocence ! Elle était encore dans l'une de ses douces rêveries, de celles qu'on fait la tête ailleurs et les yeux grands ouverts. Parce que pour Antoine, rien ni personne ne saurait calmer ce gosse. Ni le temps, ni l’eau froide, ni même les torgnoles, de celles que lui avait prises jadis, lorsqu’il avait son âge. Dans le cas de Tom, une avoine ne lui fournirait qu'un prétexte inutile à une surenchère. Il n’y avait qu’à le voir évoluer trois minutes pour se rendre compte que ce gamin de treize ans, même s’il en paraissait sept, était une tornade vivante, un déluge permanent, l’incarnation sur terre de la colère des dieux…
Il fut coupé dans sa réflexion par Marion :
- Oh ! Oh ! Il est bien au jardin… Mais tu ne vas pas aimer !
Antoine l’aperçut en effet, sortant comme une furie de l’abri de jardin, dans un accoutrement qui confirmait ses craintes. La gosse avait pioché impunément dans ses affaires de jardinage pour se faire un déguisement grotesque. La tenue improbable d’un guerrier d’une lointaine époque, passée ou future, de loin, il était difficile pour Antoine de statuer.
- Fan de chichourle ! lâcha-t-il, dans un effort qui sollicita une des parts les plus importantes de son vocabulaire usuel.
Marion posa son menton sur l’épaule de son mari pour assister à l’affligeant spectacle. Elle était tout à coup moins sûre de son propos… Le gosse avait passé les vêtements qu’Antoine utilisait habituellement pour s’occuper des ruches. Une tunique de toile épaisse, ainsi que de vieux gants de cuir. Il s'était collé dans le dos le pulvérisateur, cet appareil de cuivre, une pièce rare, qui aurait fait le bonheur des collectionneurs sur n’importe quelle brocante. Antoine se rappelait encore, il y a près de quarante ans, quand son grand-père l’utilisait pour passer de la bouillie bordelaise sur les pieds de chasselas. Il imaginait que pour ce zèbre, ce devait être un lance-flamme, ou encore une réserve d’oxygène… Son casque d’apiculteur planté sur la tête lui donnait des faux airs de Dark Vador, et les bottes en plastique, bien trop grandes pour sa taille, lui faisaient comme des cuissardes. Une binette, qu’il s’était fiché à l’envers sous le bras, lui servait visiblement de lance. Dans cet accoutrement, Antoine l’estimait à mi-chemin entre le fusiller marin et le paysan de l’an mil, à égale distance entre le chevalier de la table ronde et l’homme-grenouille. Mais il ne doutait pas que pour Tom, le costume était des plus convaincants.
Avec sa lance-binette, ce dernier se lança à l’assaut d’un poirier en palissade situé le long du mur qui bordait la partie potagère la plus en contre-bas du jardin. L’arbre n’avait pourtant fait preuve au préalable d’aucune forme de provocation. Il avait visé au cœur - une guyot presque mûre - mais par bonheur, avait manqué sa cible. Abandonnant sa lance dans les branches du poirier, il passa à autre chose.
Quand il se mit à pomper frénétiquement sur le pulvérisateur jusqu’à ce que gicle du diffuseur une sorte de jus jaunâtre, quelques doutes supplémentaires se mirent à germer dans l’esprit torturé d’Antoine. Et si Tom l’avait gavé jusqu’à la gueule de désherbant total ? S’il approchait de ses carrés de fraisiers avec l’avidité aveugle d’un soutien aérien venu pour nettoyer de ses bombes au napalm un petit bout de jungle encore aux mains des Viêts ? C’est qu’il en était capable, le bougre ! Il avait déjà fait bien pire !
A bien y réfléchir, le résultat était couru d’avance, mais Antoine décida d'assister au carnage sans même intervenir. De toutes manières, à quoi bon essayer de lutter contre une catastrophe naturelle ? Que pourrait-il opposer face à la puissance irrésistible d’un cataclysme ? Et puis, comme il était à l’origine de sa présence là-bas, il ne pouvait que se résigner.
Même si de l’y avoir envoyé relevait de l’inconscience, il savait que cela dénotait surtout d’un sens certain du sacrifice utile. S’il acceptait ces quelques dommages irréversibles dans ses cultures, s’il pouvait à coup sûr redouter pour ses carrés de fraises, c’est qu’il préférait largement le voir sévir au potager plutôt que de le laisser encore rôder autour de ses fourneaux.
Sans médire, les conséquences des catastrophes dont ce fléau était la cause dans ses cuisines n’avaient aucun équivalent. Tom était tellement peu habile de ses mains que la moindre requête pour obtenir son aide, même pour les choses les plus simples, était une aberration. Cela aurait été comme de demander le matin, à un soufflé au fromage, de bien vouloir resté gonflé jusqu’au service du soir. Une hérésie, un contresens, voué à l’échec par avance. A quoi pouvait-il aider, en effet, lui qui n’était que désastre, fléau aveugle s’abattant ici ou là, au hasard de ses gestes inconsidérés ?
Plutôt petit pour son âge, le gamin était loin de ressembler aux copains qu’il ramenait parfois, ces pantins désarticulés aux allures d’herbes folles. Au contraire de ces enfants qui paraissaient perdus dans des corps qui avaient grandi sans eux, lui, semblait bizarrement à l’étroit dans le sien, l’habitant comme des vêtements trop courts. Mais en dépit de cette différence, il laissait finalement la même impression que ces jeunes, marionnettes dégingandées trop vite montés en graine. Il était comme eux, incapable de maîtriser la coordination de ses mains avec les mouvements qui s’imposent au reste de son corps.
Aux yeux d’Antoine, en la circonstance, Tom s’apprêtait à traiter la majeure partie de son potager au désherbant total et il donnait l’impression de vouloir danser sur un morceau de rap.
De fait, il maniait le diffuseur avec la frénésie impuissante d’un agent de police désireux de réguler à lui seul la circulation des abords du Vieux Port à l’heure d’affluence. Il y avait pourtant un semblant de logique, l’essentiel du jet arrivant tout de même sur les allées, mais ses gestes, trop vifs, trop amples, arrosaient généreusement tout autour, et les plans de gariguettes en faisaient davantage les frais que les rares liserons. Antoine s’imaginait que Tom devait se croire pompier volontaire, intervenant sur un feu de forêt dans les collines de la Sainte Victoire, ou bien encore traqueur de fantômes, en plein carnage dans un château hanté.
De toute façon, Antoine était convaincu que tout ce que ce gamin faisait virait à la catastrophe. La dernière en date, juste avant qu’il ne le retrouve en train de saler les fraises au fond de son potager, lui avait déjà mis les nerfs en pelote.
Il lui avait demandé de remplir une casserole d’eau, pour y blanchir une poignée de légumes, ainsi que de préparer un court-bouillon pour quelques filets levés sur des rougets, préludes à la préparation d’une petite terrine qu’ils servent en amuse-bouche. Bilan : il avait transformé l’office en un parc aquatique.
Pas seulement la marmite, qu’il avait rempli à ras-bord pour deux poireaux primeurs, trois carottes fanes et quelques pois gourmands, mais bien toute la cuisine, dépendances comprises.
Pour chaque mesure effectivement arrivée dans la gamelle, combien en avait-t-il versées tout autour ? Cinq fois ? Dix fois plus ? Dieu seul sait comment, mais il avait réussi, en moins de trois minutes, à transformer leur lieu de travail en un vrai stade nautique, avec bassin olympique et même fosse à plongeon…
Un tour de force dont il était le seul capable.
Comment avait-il fait ? Une lance à incendie ? Un Canadair ? Antoine ne l’avait pas vu faire, mais, au final, il s’était bien retrouvé là, la colère sèche et les pieds niocs, à moins de deux heures du coup de feu, à tremper comme des haricots blancs dans un bon mètre de flotte.
Les rizières de Camargue, à côté, c’était des pédiluves.
Et encore, si l’histoire s’était arrêtée là… Mais se souvenant ensuite, comme Antoine le lui avait montré, de l’utilité de saler l’eau pour mieux fixer la chlorophylle et obtenir ainsi des légumes aux couleurs lumineuses, eh bien, re-belote ! Pour chaque dose de sel arrivée à bon port, il en avait passé le quintuple par-dessus bord, si bien que la piscine qu’il venait d’inaugurer avait fini par présenter une salinité supérieure à celle de la mer morte.
Antoine, revoyant sa mère dans sa jeunesse dessaler la morue pour l’aïoli du dimanche, pensait que l’eau n’était pas plus concentrée en sel que cette saumure abjecte dans laquelle le petit venait de les plonger, ses ouvriers et lui. Il a même cru un instant n’avoir d’autre recours que de faire appel aux pompiers pour qu’ils les hélitreuillent, un à un, afin de les évacuer de ces marais salants.
Antoine enrageait mentalement : Mais qu’avait-il donc en tête ? Organiser sur place l’élevage des rougets ? Il le sait bien, pourtant, que le poisson d’élevage, ça ne vaut pas un kopeck !
Sans rire, si un jour, les producteurs de Thalassa peinaient à financer le déplacement d’une de leurs équipes pour le tournage en décor naturel d’un reportage sur la récolte de la fleur de sel, voilà un garçon capable de leur reconstituer les marais de Guérande à l’échelle, en studio et même en direct, s'ils le souhaitent !
Bien sûr, il exagérait…
Mais, d’abord, c’était dans ses gênes : quand on naît à Marseille, qu’on est le fruit d’une idylle éphémère entre une jeune arménienne et un courant d’air ibérique, qu’on pèse 5kg830 à la naissance - à moins que ce ne soit 3kg850, il avait toujours eu un problème avec les quantités - on a certaines prédispositions pour la démesure fanfaronne.
De plus, il fallait bien l’avouer, le gosse dans ce rôle de marmiton censé l’aider aux basses besognes n’y allait effectivement pas de main morte !
Il lui avait mis les abeilles cent fois, bien avant sa crue du Rhône !
Ah, ça, il n’y avait pas à dire, pour les galéjades, c’était un virtuose ! Un magicien de la bévue, le Harry Potter des couillonnades…
Oh ! Il ne le faisait jamais exprès, ce n’était pas un mauvais bougre, mais il le faisait quand même.
Aux yeux d’Antoine, il n’y avait d’ailleurs pas grand chose pour quoi Tom donnait l’impression de faire exprès de faire ce qu’il faisait…
Il n’y avait bien qu’avec une manette de jeu, quand il se brûlait les yeux sur ses jeux vidéo, que le gamin semblait, selon lui, être le moteur de ses doigts en action. Et encore, sur chaque main, l’exercice ne se résumait surtout, qu’à la seule dextérité dont faisait preuve le pouce. Les autres doigts n’était là qu’en simples spectateurs. Certes, il avait également une façon bien à lui d’occuper son index, avec ses fosses nasales, mais Antoine préférait l’oublier…
Bref ! Pour ne plus l’avoir dans ses pattes, et surtout pour le sortir de ses cuisines, Antoine l’avait envoyé méditer dans le jardin, à coup de torchon dans l’arrière-train, comme l'avaient fait ses chefs avec lui, lorsqu’il avait son âge et ses fonctions.
Par malheur, il n’avait pas pensé que le gosse ne pouvait pas rester inactif cinq minutes, et il le retrouvait donc, un quart d’heure à peine après qu’il ait transformé son office en un cloaque boueux, en train de mettre la majeure partie de son jardin potager en jachère…
Antoine restait là, immobile, comme un navire encalminé, dans les bras de Marion, qui elle, ne pouvait s’empêcher de sourire dans son dos. Il restait impassible, exposant vainement ses chaussettes et sa rage au soleil, pour qu’elles s’assèchent toutes trois.
Cherchant à s’isoler pour retrouver son calme, il était tombé sans le vouloir sur le dernier épisode des aventures de l’autre croquignolet, lequel en roi de l’irréparable poursuivait son œuvre de désertification à grandes giclées de chlorate de soude, à grands coups de sarclette dont il ne connaissait pas plus le nom que l’usage qu’on pouvait bien en faire.
- Allez ! Encore deux décapitations sans procès parmi tes pieds de Capron Royal en un seul coup de binette… Tu sais, tu as la droit de lui dire quelque chose !
Marion ne perdit pas cette occasion d’essayer de le faire réagir, mais Antoine resta muet.
Tom venait en effet de lâcher son gicleur pour reprendre sa lance et pourfendre quelques abominables monstres, dont les yeux, d'un rouge cramoisi, couverts d'immondes pustules blanchâtres, étaient sans doute à l'origine de son accès de violence. Et ce pastiche de chevalier sans peur bravant au crépuscule et à l’autre bout du monde quelques affreux dragons, aurait pu être drôle, si les bêtes féroces qu'ils pourfendaient avec autant d’audace n'avaient été d’inoffensifs plans de fraisiers, d’une variété ancienne, et même, plutôt rare…
La souris dans le dos d’Antoine se fit encore plus petite qu’elle n’était. Ses petites pattes reprirent sur son ventre leurs pas de danse nerveux, histoire de l'endormir.
La vérité, Antoine s’en rendait compte, était qu’il tenait ce gosse pour le seul responsable de ses propres malheurs. Les petits comme les grands.
Déjà, il n'avait pas fait preuve d'un enthousiasme immense à l'idée de l'accueillir chez eux, il y a de ça six mois. Une idée de Marion, afin de venir en aide à une amie divorcée qui ne s'en sortait plus. Thomas avait vu dans son arrivée une forme de compensation malsaine. Une tentative absurde de vouloir revivre le passé. De faire comme si, de faire comme avant. Sauf que depuis deux ans, pour Antoine, il n'y avait plus d'avant, plus d'ici, de maintenant, plus d'après. Simplement l'écœurement, les regrets, et l’horreur.
Antoine fut sorti de ses idées noires par une voiture qui approchait. C’était l’ambulance qui ramenait Lucie de sa séance de kiné. L’infirmier la fit descendre, l’installa sur son fauteuil électrique et la jeune fille, toute seule, se rapprocha de la maison. L'ambulancier, pas très loin, surveillait, au cas où. La main crispée sur le levier de commande, elle avançait, lentement, sur l’allée de graviers. Antoine la trouva belle. Elle était habillée sobrement, un pantalon de toile et un T-shirt blanc, mais il y avait dans ses cheveux, dans les traits de son visage, dans ses yeux, quelque chose d’étincelant, une lueur qu’il n’avait pas perçue depuis bien trop longtemps.
A l’autre bout du jardin, le gamin lui aussi avait vu arriver la jeune fille. Il l’aimait comme une sœur. Il abandonna sur place son attirail de fortune, lance, casque, réserve à oxygène, gants, bottes, et courut en direction du fauteuil. Il couvrit les joues de Lucie de bisous bien sonnants, lui offrit une fraise puis s’installa sur ses genoux.
D’un geste rapide, il attrapa le levier de commande du fauteuil.
Antoine eut un mouvement de panique, comme pour intervenir, mais Marion le retint :
- Laisse-les faire, chéri, ils font ça tous les jours depuis bientôt trois mois.
Ils font quoi ? Une course de stock-cars ? Un remake de la fureur de vivre version fauteuil roulant ? Le gosse, en effet, poussait le fauteuil électrique au maximum de sa vitesse, manœuvrait le levier pour enchaîner les virages serrés sur le chemin de terre. Il s’en donnait à cœur-joie, comme il en aurait fait dans un jeu de rallye automobile sur sa foutue console. A chaque virage, sans aller jusqu’à risquer de se renverser, le fauteuil, néanmoins, penchait allègrement.
Antoine, blanc comme un linge, ne pouvait réprimer une sorte de tremblement nerveux. Dans chacune des courbes, Lucie le sentait se pencher légèrement d’un côté, puis de l’autre, comme pour aider à contrebalancer l’inertie du mouvement imposé au fauteuil. A chaque fois, il réprimait un cri, serrait les dents quand la force centrifuge était la plus intense, comme si lui-même était sur un manège de foire.
Au bout de quelques allers-retours sur le chemin de terre, le gosse se lassa de ces petits virages serrés. Il laissa le fauteuil filer en ligne droite, sur une longueur entière de l’allée, et prit de la vitesse. Il se dirigea vers le jardin potager, là-même où il avait laissé, quelques minutes auparavant, son fourbi, ses armes, ses dragons décimés. Au dernier moment, alors qu'il allait bientôt rouler sur la binette, Tom poussa le levier complètement sur la gauche. Le fauteuil vira net. Les roues intérieures se soulevèrent de quelques centimètres, tandis que celles du côté droit prenaient tout le poids de la manœuvre et se déformaient dangereusement. Antoine eut le temps d'imaginer la roue en train de déjanter, le fauteuil tomber sur le côté, ses passagers rouler à terre et la tempe de Lucie frapper sur le rebord tranchant de l'outil oublié, mais rien de tout ceci ne se passa car Tom, par une manœuvre habile, récupéra l’engin. Ce dernier se remit sur ses quatre roues, bien à plat, en soulevant à peine un nuage de poussière.
Il n’y eut aucun dommage. Simplement, dans la main de Lucie, la fraise que lui avait offerte Tom avait rendu un peu de jus et avait maculé son beau T-shirt blanc de plusieurs tâches rouge sang. Antoine entendit de francs éclats de rires, ceux bien réels et fracassants de Tom ; et le rire plus intérieur mais tout aussi pétillant, de Lucie.
Alors, les yeux brouillés de larmes, il rompit deux ans de silence avec cette simple phrase :
- Allez, après tout, ce ne sont que des jeux d’enfants…
Quelque chose en lui venait de se relâcher. Antoine, qui n’était plus depuis deux ans qu’une colère rentrée, ouvrait enfin les vannes. Les papillons dans son ventre arrêtaient leur ramdam. Avec cette phrase, il se sentit tout à coup en train de revenir en paix avec la vie. Un peu avec lui-même, aussi.
Lucie le serra fortement dans ses bras. Antoine répondit en lui prenant la main, et en lui plaquant des baisers sur les doigts.
Voilà.
Il s’est passé plusieurs semaines depuis cette matinée de juillet. Maintenant, Antoine a définitivement retrouvé la parole, et avec elle, le goût des choses. Il est capable d’apprécier les progrès de Lucie et aussi de voir autre chose qu’un petit démon en Tom.
Hier, Antoine a voulu retourner chez Monsieur Merlin pour une dernière fois. Pas vraiment pour une séance, simplement pour régler les honoraires qu’il lui devait et aussi pour le remercier.
Mais il fut incapable de retrouver le cabinet du médecin. Il connaissait pourtant la route, il l’avait bien fait une dizaine de fois, mais là où il aurait du prendre à droite, pour tourner dans la rue de la chèvre qui danse, celle-ci ne s’y trouvait pas. Plus de rue au nom étrange, plus d’immeuble, plus de Monsieur Merlin. Aucune trace non plus des fameuses ordonnances sur lesquelles Merlin prescrivaient quelques mots en chapelet.
Les nouvelles, dans le livre de comptes, elles, étaient pourtant bien là.’’


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