Nous nous étions retrouvés chez Antoine pour cette troisième rencontre. Il habitait un appartement nettement plus spacieux que le mien. Plus meublé, également. Dans le salon où nous nous étions installés, d’immenses banquettes de tubes nickelés et de coussins douillets faisaient face à un système audiovisuel des plus perfectionnés : télévision à écran plat, lecteur DVD, dispositif ‘home cinéma’, ainsi qu’une belle collection de films en tous genres… Tout ceci me démontrait deux choses : D’abord, Antoine est un amoureux inconditionnel du septième art et surtout, il est grandement temps que je gagne mieux ma vie…
Aux canapés déjà immenses, venaient s’ajouter de vieux fauteuils en cuir, patinés par le temps, héritage de sa grand-mère. Bref, il fut plus facile que chez moi de trouver à s’asseoir.
Nous avions décidé de nous retrouver en milieu d’après-midi, plutôt qu’en soirée. Certes, la première réunion avait été trop longue, mais elle avait aussi démarré trop tard et les esprits n’étaient plus aussi affûtés au moment des discussions. Aussi, c’est autour d’un goûter, et non pas de quelques pizzas, que nous avions initié cette nouvelle joute.
Outre l’espace qu’il nous offre, un autre avantage de l’appartement d’Antoine est qu’il se situe rue de la Colombette, dans le quartier Saint-Aubin. C’est un quartier que je connais bien puisque j’y ai longtemps habité, tandis j’étais encore chez mes parents. J’en connais, de ce fait, toutes les meilleures adresses.
J’avais donc pu, avant notre réunion, faire un détour par la boulangerie qui se trouve au croisement de la rue de la Colombette et de la rue Riquet.
Ils font là-bas des viennoiseries que, personnellement, je n’ai jamais trouvé ailleurs. Du reste, ils appellent ça le ‘’Saint-Aubin’’. Une sorte de tresse droite, d’une pâte croustillante, délicieusement enrobée de sucre glace : un régal ! Ils en vendent nature, aux pépites de chocolat et aussi aux amandes. J’en avais pris cinq de chaque sorte et Antoine nous avait présenté le tout dans un grand plat pour le faire circuler pendant nos lectures. Accompagné d’un café vanille qu’il avait ramené d’un voyage à La Réunion, c’était tout simplement divin.
Nous avions débuté la séance par la lecture des chapitres issue de la rencontre précédente. C’était Antoine qui s’y était collé. Il s’était proposé, avouant qu’il aimait encore plus lire qu’écrire. Ayant abandonné pour un temps son fauteuil roulant, assis dans l’un de ces clubs de cuir que lui avait légués sa grand-mère, il avait entamé la lecture de nos chapitres et, dans l’exaltation des enfants que l’on couche, les autres s’étaient laissé emporter vers ces mondes imaginaires, en se faisant doucement bercer par sa voix caverneuse. Pour un peu, on aurait pu croire que Thomas, Marion et Julie, alignés sur une des banquettes comme des zéros sur un compte suisse, ne finissent de nouveau par somnoler comme une mauvaise épargne, mais l’ensemble n’invitait finalement pas à la sieste et ils avaient su résister au timbre de la voix de notre conteur qui résonnait pourtant dans les graves avec l’intensité d’un violoncelle dans une sonate de Bach.
J’avais eu quelques commentaires, rien de bien méchant, si ce n’est que tout le monde s’était accordé à dire que la dernière rencontre avait fini trop tard. Ensuite, Thomas et Marion avaient livré leur histoire, sans réels échanges. Il est vrai que ce ne fut qu’à la fin de cette troisième séance qu’ils s’étaient remis ensemble, et ce ne fut qu’à la suivante que nous l’apprîmes, sans quoi il y aurait eu sans doute à dire…
Pour l’heure, nous étions donc rendus au tour d’Antoine, et chacun se demandait bien ce qu’il avait pu faire de son homme des glaces, de son homo findus vivagelis…
‘‘Dans sa vie professionnelle, Marion n’a jamais vécu quelque chose de franchement palpitant, du moins rien qui ait pu décemment servir de base à un récit.
Il y a quelques années, il lui arrivait encore de trouver un petit peu d’intérêt à son job. Pas tout le temps, mais quand même, ça arrivait. Cinq ans d'études et un diplôme d’ingénieur d’une grande école toulousaine de l’aéronautique et de l’espace pour appliquer le produit en croix, faut le chercher à la binoculaire, l'intérêt, se disait-elle, mais à force d’auto persuasion, elle réussissait tout de même à se lever certains matins sans cette impression chronique de gueule de bois rampante que lui laissent les réveils d’aujourd’hui. On dit qu’il n’y a pas de sots métiers. Le sien consiste à dessiner des pales de ventilateur, et elle a vraiment du mal à se dire que de brasser de l’air, ça puisse être indispensable à la rotation de la terre.
Mais bon ! Avec un soupçon de mauvaise foi, une pincée d'imagination, elle s’estimait être en droit de donner la saveur pimentée d’un destin d’aventurier à sa vie de concierge.
Qui sait d’ailleurs si, à force de faire du vent comme elle le fait à longueur de journée, elle ne deviendra pas l’héroïne qui sauvera le monde d’un odieux conflit international !
Car, à dessiner la forme de pale du ventilateur axial destiné à équiper le système de conditionnement d’air des hélicoptères du futur, quand on sait que l’essentiel du marché est militaire, il n’y a pas loin à prétendre être le dernier rempart avant l’apocalypse. La garante du bien être des soldats qui, un peu trop chatouilleux de la gâchette, n’hésiteraient pas, sans ce confort que la climatisation leur procure, à se venger de l’effet de serre qui règne sous les verrières en vidant leurs chargeurs sur tous ceux qui passent à portée de leurs fusils-mitrailleurs. Surtout si ceux qui passent portent barbe et turban. En refroidissant le petit pois des GI, Marion évite les méprises, les incidents de frontières qui dégénèrent si vite. Elle œuvre dans le sens du règlement pacifique des conflits qui ne polluent que trop notre petite planète.
Le constat serait le même pour un appareil civil. Quand on connaît le prix de ces engins, qu’on les sait uniquement accessibles aux plus riches, aux nantis, à la crème de nos pays industrialisés, conditionner la cabine de tels bijoux de technologie, c'est assurément interdire à la femme d’un chef d'état, ou même à celle d’une tête couronnée, que leur culotte ne leur colle un peu trop au bonbon. Sans climatisation, une heure de voyage dans les torpeurs estivales deviendrait vite une séance de sauna, et aurait tôt fait de transformer leurs descentes de l’appareil en une séquence pour clip de rap, en défilé Aubade, en une soirée ‘’concours de T-shirts mouillés’’ du Macumba de Saint-Julien-en-Genevois… Et de ce point de vue, cela confère tout de suite à Marion une drôle de responsabilité que d’organiser de salvateurs courants d’air. Là encore, c’est œuvrer pour la paix dans le monde que d’être ainsi la garante de la bonne régulation des sudations présidentielles, des auréoles princières.
Car enfin, imaginez qu’un jour, une panne de climatisation survienne sur l’un de ces fameux appareils à cause de l’une de ses fameuses roues de ventilateur. Imaginez qu’il transporte, je sais pas, tiens ! Le Prince de Galles et son épouse lors d’une visite officielle au roi d’Espagne. Situons la scène dans les environs de Grenade, où il ne fait pas moins de 40° à l’ombre, 60 sous les verrières du fait de l’effet de serre. Imaginez alors l’insoutenable transparence de la tenue de la Princesse à sa descente d’hélicoptère.
Au mieux, la scène se déroule lors des années Diana, et les badauds venus pour l’accueillir, bien qu’offusqués par la suggestivité de la tenue, lavent l’affront en se rinçant l’œil.
Au pire, la Princesse de Galles n’est plus Diana mais la volaille d’élevage qui la remplace. Les masses ibériques s’offusquent du manque glamour dans cet excès d’impudeur. On s’énerve, on s’agite, on court dans tous les sens : c’est l’émeute. A force de se masser contre les barrières de sécurité comme des kinés en grève, les premiers rangs de malheureux tombent à terre. On s’agglutine encore, on leur marche dessus, certains viennent à succomber par étouffement. Le roi d’Espagne est contraint, au sortir de ces scènes de panique, de demander des excuses publiques à son homologue britannique. Ce dernier refuse, pour ne pas vexer sa dinde, c’est l’engrenage. Le ton monte, si bien que les Etats-Unis s’en mêlent, et comme ces derniers ne font jamais dans la dentelle, c’est l’invasion du continent tout entier au prétexte surfait que L’Europe détiendrait, avec les photos de Camilla lors sa descente d’avion, des armes de destruction massive.
Quant à Marion, si quelqu’un au pentagone arrive à faire le lien entre la panne de climatisation à bord de l’appareil d’Etat et le manque flagrant d’intérêt pour son job, c’est la prison de Guantanamo direct…
Evidemment, cette vision sibylline du contexte professionnel dans lequel elle évolue demande de faire preuve d’un goût aigu pour le catastrophisme parce qu’en réalité, le seul risque avéré qu’elle prenne au travail est seulement de s’imprimer sur la joue les lettres de son clavier d’ordinateur, quand par mégarde il lui arrive de s’endormir dessus.
Elle cherche donc un moyen efficace qui lui permette d’éviter de renouveler trop vite cette expérience ô combien douloureuse, pas tant pour ses pommettes, mais pour son amour propre !
Et franchement, ça tombe bien, car il y a bien longtemps qu’elle voulait changer d’air. Beaucoup de ses amis lui disent qu’en spécifiant des ventilateurs, elle ne fait que ça, de renouveler l’air, mais elle mettrait bien dans l’affaire un peu plus de second degré. Ecrire, d’accord, mais autre chose que de la spécification technique. Expression de besoin. Exigences fonctionnelles. Résistance aux chocs. Tenue à la poussière. Rigidité diélectrique. Tout cela manque singulièrement d’exotisme. Et elle a depuis longtemps très envie d’explorer d’autres voies d’écriture pour s’évader un peu.
L’autre jour, en plein Steering Comity, elle a fait ses premiers pas. Il faut dire que ce rendez-vous, malheureusement incontournable, est d’un ennui mortel. Il la pousse donc immanquablement vers une activité annexe. La moins voyante possible, autant que faire se peut, car tous les patrons sont là. En général, elle dessine. Elle gribouille quelques caricatures dans la marge de son cahier de notes. Mais là, pris soudainement par une inspiration nouvelle, elle s’est mise à écrire. Pas plus mal, direz-vous : c’est encore moins voyant que le croquis, et ça vous emmène ailleurs avec la même force.
Pour la plupart de ses collègues, pour elle aussi d’ailleurs, le Steering est perçu comme un intermède récréatif. Pour une minorité, ce meeting est la pire des épreuves. L’un après l’autre, les équipes techniques défilent devant le comité de direction afin de leur présenter l’état d’avancement de leurs différents projets. Un quart d’heure de lumière, les sunlights de la scène pour ceux que l’exercice amuse, le faisceau agressif de la lampe du commissaire lors d’un interrogatoire de police pour ceux qu’il désespère. Et pour tous, l’anonymat lénifiant du fond de la salle, loin derrière la rangée des censeurs sitôt après leur court passage sous les spots.
Les premiers claironnent : « Cool, le Steering, enfin une matinée de glandouille ! », puis convertissent la réunion en une sieste réparatrice dans le fond de la salle maintenue dans la pénombre pour les présentations. Ils se laissent alors bercer par ces trois heures de bavardages, aussi soporifiques qu’improductifs. Devant eux, dans la lumière laiteuse du vidéo projecteur, défilent les slides de leurs collègues auxquels ils ne daignent même plus jeter un œil.
Les autres abordent l’exercice comme une sorte de grand oral qu’ils n’auraient pas souhaité. Ils ont une sainte horreur de ces grands-messes convenues. Dans la lumière du rétroprojecteur, ils se font l’effet d’être un papillon de nuit pris au piège de ses propres lubies.
Ce jour-là, tandis que Marion taquinait le récit de fiction, Antoine, un des ses plus proches collègues, a manqué de verser dans cette catégorie.
Déjà, Antoine avait entamé la journée avec un handicap certain. Il n’avait pas noté le changement de salle pour leur rendez-vous mensuel. Celui-ci se tenant dans un nouvel endroit, il avait poireauté vingt minutes devant une porte close, et n’avait pu se sortir de ce guêpier qu’à la suite d’une rencontre fortuite dans les couloirs avec Sainte Rita, leur secrétaire des causes désespérées. Bref, ordinairement peu stressé par ce type d’exercice, son retard coupable le tenait cette fois-ci dans un état de nerf qui lui interdisait tout espoir de somnolence, même furtif, avant son passage sous les spots.
Par solidarité, Marion s’est d’abord sentie contrainte de suivre la réunion en sa compagnie, mais de bien mauvaise grâce. Le meeting s’engluait comme à son habitude et promettait de n’être rien d’autre qu’une matinée en pente douce vers un lot de nouvelles certitudes quant à l’incongruité de sa présence dans ce monde si prévisible qu’est l’entreprise moderne. Comble du supplice, les débats se tenaient en anglais, du fait de la présence inopportune d'un seul Grand-Breton dans leur directoire. Elle savait donc d’avance qu’elle finirait la matinée avec une de ces migraines qui lui ouvrent le crâne en deux si elle ne trouvait pas un moyen rapide et efficace de s’évader un peu.
Le tour d’Antoine se précisait, ce qui semblait étrangement le liquéfier sur place. Antoine, avant d’être un collègue de Marion, est surtout un ses amis proches. Il ne manque pas de qualités, simplement d’un peu plus d’assurance. Il fait son job au mieux mais ne sait pas franchement le vendre. Et, rien que pour cela, le comité de direction était tout à fait capable de le descendre en flèche. Le responsable des ventes, le fameux britannique, un homme gras et rougeaud, fourbissait déjà ses armes pour donner le coup de grâce. Il est d’ailleurs un coutumier du fait. Faire craquer un jeune collaborateur, juste avant le déjeuner, est pour ce tortionnaire une sorte d’apéritif, une mise en bouche pour s’ouvrir l’appétit.
Tandis qu’Antoine débute sa présentation, l’attention de Marion s’étiole et ses yeux se portent sur la décoration de la salle.
Elle distingue plusieurs reproductions d’affiches anciennes, sans doute des années 30, invitant leurs lecteurs à différentes manifestations aériennes.
Une première la convie au meeting de Nancy, avec en vedette le Capitaine Vuillermoz pour une démonstration d'acrobaties en tous genres. La recherche de sensations du début du siècle dernier, pareilles à nos montagnes russes actuelles. La peur par procuration du petit peuple, au cœur des années trente. Sur une seconde affiche, on peut découvrir un Latécoère blanc, en survol au-dessus la baie de Rio. La reprographie évoque par-là l’aventure que furent les premières liaisons de l'Aéropostale entre l'Europe et l'Amérique du Sud.
Juste en face d’elle, se trouve la reproduction qu’elle considère comme la plus belle. La plus émouvante aussi. Sans doute, parce qu’en plus de son graphisme élégant, l’affiche lui offre également une résonance particulière à un souvenir d’enfance.
Elle fait la promotion d’un film aéronautique retraçant l'épopée des capitaines Lemaître et Arrachart lors de leur record du monde Paris-Paris via Dakar et Tombouctou. Un sous-titre promet des vues cinématographiques prises par les pilotes eux-mêmes au cours de leur périple. On y voit un biplan survolant le désert. Sous l’avion, une caravane de chameaux montés par des hommes bleus, progressant lentement dans les dunes. Elle ressent tout d’un coup, la chaleur étouffante, l'aveuglante lumière, et la soif... Cette soif irrépressible, symbole de l'effort, de cette motivation sans faille qui permettent à ces hommes d'avancer, un pas à après l’autre, et d’avancer encore pour sortir vainqueur de ce combat qu’ils mènent contre les conditions, dépassant leurs limites pour parvenir à leur destination finale.
Au bas de l’affiche, dans son coin droit, un encart présente les pilotes dans leur blouson de cuir. Ils ont l’élégance de leur époque, de fines moustaches roulées, les cheveux gominés sous leur casquette de l'armée de l'air. Une carte en surimpression retrace leur itinéraire : Paris (Etampes), Madrid, Villa Cisneros, Dakar, Kayes, Bamako, Tombouctou, Ain-Mezzer, El Goléa, Alger, Oran, Fez, Casablanca, Barcelone, Lyon (Bron), Paris (Villacoublay).
Cette reprographie n’est pas simplement très belle. Elle illustre le fond de sa pensée, que Marion ressasse comme un proverbe de l'almanach Vermot : la vie est une longue traversée du désert. Ce que nous chacun de nous peut en faire n'est qu'une question de point de vue. Certains n'y voient qu'une épreuve crasse, un calvaire impossible, une souffrance inutile ; d'autres la vivent, simplement, parce que c’est leur destin ; les derniers, enfin, en font une odyssée, les folles péripéties des pionniers de l’aventure aérienne en quête de nouveaux records.
Les yeux perdus dans l’immensité de ce désert de sable, elle a petit à petit déconnecté du réel et complètement perdu le fil de la réunion du comité de direction. Elle est ailleurs, dans un autre temps, si bien que par association d’idée, lui revint un souvenir de jeunesse.
Ce dernier la renvoie en classe de CM2. Elle doit avoir neuf ans.
Marion se tient debout, devant le tableau, seule face à la classe. Monsieur Troçon l’interroge sur la leçon du jour. Monsieur Troçon est leur instituteur. Il est aussi directeur de l’école, conseiller municipal et correspondant local pour un quotidien de la presse régionale. C’est un vieil homme aux joues grasses, aux méthodes anciennes, aux blouses grises, maculées de craie blanche. Monsieur Troçon, entre autres défauts, présente surtout celui de l’avoir prise en grippe sans véritable raison. Des prétextes, oui, il en aurait des tonnes ; vis-à-vis de Madame Laplubelle, l’institutrice de CE1 qui lui a fait sauter le niveau supérieur pour lui éviter de perdre un an dans la classe de Madame Troçon, l’institutrice malheureusement incompétente en charge du CE2 ; et par ailleurs l’épouse du directeur, vis-à-vis de ses parents qui affichent des idées politiques à l'opposé des siennes ; vis-à-vis de l'aîné de ses frères qui a par son caractère entier marqué l’esprit du seigneur des lieux pour la fratrie entière. Une foule de prétextes, donc, mais de bonnes raisons, aucune ; rien qui puisse justifier l’acharnement avec lequel il cherche à sabrer, une à une et jour après jour, en dépit de son statut d’enseignant, toutes ses dispositions scolaires. Marion lui récite la leçon sans l’ombre d’un accroc, mais ça ne l'empêche pas de se délecter déjà des devoirs supplémentaires qu’il lui infligera en punition comme une leçon de vie, une leçon d’injustice. Elle le voit jouer avec sa règle, cette longue règle en bois qui pourrait claquer sur la pulpe de ses doigts regroupés en une petite grappe s’il décidait plutôt de lui infliger une correction physique. Bien sûr, ce serait purement gratuit, mais elle le sait capable d’ajouter sans le moindre scrupule cette nouvelle humiliation à la collection conséquente des brimades gratuites qu’il lui réserve depuis le début de l’année scolaire. Finalement, Marion se demande si son principal grief n’est pas qu’elle fasse preuve, alors qu’elle n’a même pas dix ans, d’une intelligence supérieure à la sienne. Car, même s’il est parfois méchant, il est surtout très con… Ah, ça ! On ne peut pas dire que monsieur Troçon ait inventé l’eau chaude… La cédille, peut-être, mais sûrement pas l’eau chaude…
Comme à chaque fois dans ces cas-là, son regard se dirige vers le fond de la classe. Marion ne cherche pas la compassion de mes camarades. Il sait qu'aucun d'entre eux n’oserait lever la tête. Ils font semblant de lire dans leurs cahiers, ils se font plus petits qu’ils ne sont, trop heureux de n’être pas celui choisi par monsieur Troçon pour se passer les nerfs. Ils patientent à l’abri, attendent la fin du grain, avec plus ou moins d'affliction pour celle qui est là, accablée par la pluie de reproches. De toute manière, elle ne sollicite de leur part aucune forme de soutien. Pas même une attention par un regard complice. Non, par son regard dirigé vers le fond de la classe, elle tend seulement le fil qu’elle emprunte pour rejoindre son refuge habituel en cette circonstance. Cet ailleurs, vers lequel elle s’évade à chaque fois que leur instituteur s’acharne.
Son Eldorado, son Eden, a la forme d’une carte scolaire. Une banale carte physique de l'Afrique, aux éditions Vidal-Lablache, négligemment oubliée sur le mur du fond de la classe. En son centre, au cœur du continent, se détache l’immense bande jaune du désert du Sahara, la destination idéale pour son évasion mentale, son escapade salutaire. Ce mot Sahara lui offre toutes ses lettres comme autant de cachettes derrière lesquelles Marion se met hors de portée des salves de son persécuteur.
Il peut s’égosiller, hurler sur son enveloppe charnelle, lui cracher ses postillons à loisir, l’affubler de tous les noms d’oiseaux, il y a bien longtemps qu’elle ne l’entend plus. Il peut vouloir écraser sa coquille, cette mue vide demeurée sur l’estrade, faire gicler toute sa haine comme d’horribles furoncles, et avec, son intolérance abjecte, son racisme patent, il peut bien essayer d’user de ses pouvoirs, il ne l’atteindra pas. Elle n’est plus près de lui. Elle se coule dans le sable, lui file entre les doigts. Elle enraye sa belle mécanique de destruction.
Son regard quitte un instant les dunes. Aussitôt, elle revient au réel. Le monthly s’anime. Elle laisse derrière elle ses voyages en Afrique, la lente progression des caravanes de chameaux, Lemaître et Arrachart, leur biplan, ses souvenirs d’enfance pour s’apercevoir qu’Antoine est sur le grill. Trop stressé, il s’enlise dans ses démonstrations. Il présente ses plannings, se noie dans des montagnes de chiffres, peine à les justifier. Les raisons qu’ils avancent sont pourtant recevables, mais il les présente mal, et les clones de Monsieur Troçon ne l’écoutent déjà plus. Ils fourbissent leurs armes. Un de leurs principaux clients, ayant montré ces derniers temps quelques signes d’impatience, il leur faut un coupable. Pour éviter d’être mis en cause eux-même. Exit, le manque de ressources sur les projets dont ils leurs donnent la charge. Exit, leurs mégotages d’épicier sur des budgets déjà ric-rac. Exit, leurs absences de décisions au terme de leurs reportings. Ils ont trouvé leur bouc-émissaire et il va ramasser.
Antoine risque de trouver le prochain quart d’heure bien long s’il ne trouve lui aussi un moyen d’évasion. Un truc pour réagir. Par la pensée, Marion l’invite à le rejoindre dans les dunes sahariennes. L’accompagner un peu, simplement quelques pas dans le sable, sans se soucier des attaques du soleil, de la soif qui les gagne, de l’ampleur du chemin qui reste à parcourir. Marion ne sait pas si Antoine va le suivre. Il se défend encore, trop sensible à cette attaque en règle de leurs patrons, sans fondement mais tellement bien huilée. Pour atteindre leur but, les hyènes s’entendent toujours. Ce n’est qu’une fois leur proie à terre qu’elles sont alors capables de s’entretuer pour le meilleur morceau.
Marion se concentre encore. Elle invite Antoine à le suivre. A puiser dans cet ailleurs les ressources nécessaires pour enfin réagir. Faire au moins la moitié du voyage, un pied dans la chaleur du sable, pour y puiser la force, un pied dans le réel pour leur botter le cul, à ces grands décideurs qui n’en ont que le nom.
Elle sait qu’Antoine a fini par la suivre, car son intervention prend déjà une nouvelle tournure.’’
Voilà avec quoi Antoine était venu pour cette fois-ci. Une fois de plus, j’aimais, sans réserve. Mais toujours pas de liens clairs avec ce qui précède et toujours loin avant de véritablement savoir où il veut en venir.
- Et que devient ton homme des glaces ? le questionne Julie.
- Pas grand chose je te l’accorde, même si j’ai bien essayé… Les seules suites que j’aurai pu donner pour prolonger le fil de la dernière séance tiennent dans les recherches que j’ai faites sur les données météorologiques pour les Alpes, ces vingt dernières années. Or il s’avère que les conditions actuelles ressemblent fortement à celles que le massif avait rencontrées dans l’hiver qui avait précédé la découverte d’Ötzi à la fin de l’été 1991 : de faibles précipitations durant les deux derniers hivers et deux étés successifs avec records de chaleur battus. Les tendances pour cet hiver ne sont guère plus optimistes et il n’est pas impossible, si l’été à venir est de la même nature que ses prédécesseurs, que les glaciers descendent plus bas encore que le niveau atteint pour la résurgence d’Ötzi en 1991. Il n’y a bien d’ailleurs que dans les Alpes que les précipitations soient en déficit, puisque le Sud-Est de la France, et même le Maroc, cher à Marion, subissent en ce moment un vrai climat de moussons.
- Est-ce que je peux te demander de quelle façon tu travailles ? lui demandai-je.
- Je griffonne à l’occasion quelques idées au cours de la journée, j’en creuse certaines le soir, celles qui me parlent dans l’instant, et j’espère arriver à en sortir quelque chose qui me permette de relier un jour tous ces morceaux entre eux. Pour évoquer mon travail d’écriture je pense que la meilleure image est la réalisation d’un puzzle : on prend les pièces une à une, on les place face imprimée sur le dessus, on les inspecte, on évalue leur intérêt, à court, moyen ou long terme, on les classe éventuellement par dominante de couleur, tout ceci pour appréhender petit à petit l’image dans son ensemble. Alors seulement débute le travail d’assemblage : on commence en général par les pièces les plus typées, comme les bords ou celles faisant partie d’un élément reconnaissable, les personnages, les objets… On progresse, petit à petit, au début, puis on découvre la pièce qui permet d’accoler deux parties ensemble, et, d’un coup, on a l’impression d’avancer à pas de géant, puis on se remet à buter, parce qu’en bon flâneur nonchalant qu’on est tous, on garde le plus dur pour la fin. Ces derniers éléments, les plus difficiles à placer, sont les plus communs, de la forme la plus classique, monochromatiques, faisant généralement partie de l’arrière-plan, comme un ciel sans nuage, une mer sans vague… Dans mon carnet, j’ai plein de petits bouts de texte que j’espère bien pouvoir caser un jour, sans en être sûr pour autant…
- Par exemple ? prolonge Thomas
- Par exemple, lui répondit Antoine, en plongeant dans son carnet de notes, par exemple, vous avez du remarqué que les séances dernières, Arthur et Julie avaient parlé de Pennac, un auteur que moi aussi j’apprécie énormément. Je ne sais pas encore ce que je vais pouvoir en faire, mais j’ai voulu poursuivre cette idée, qui m’a inspiré ceci :
‘’ J’avais remarqué qu’à plusieurs reprises déjà, Arthur et Julie avaient mentionné Daniel Pennac, l’auteur contemporain, le père de Mallaussène. Je connaissais de nom, mais je n’avais jamais lu aucun de ses romans. J’en ai pris trois d’un coup, à la bibliothèque du CE. Résultat : deux nuits blanches et beaucoup de mal à finir la journée au boulot, jusqu’à la fin de la semaine. A défaut de me donner le goût d’écrire, cette expérience m’aura donné à lire. Et je le dis tout net : j’arrête le Prozac, je me mets à Pennac ! Tout aussi radical, mais sans effet d’accoutumance. Encore que.
De l’extrait de bonheur à toutes les pages, même quand les bombes explosent en plein supermarché…
Tiens, c’est lui qui a écrit : « Bizarre, la vie... On vous parle d'une chose que vous ignoriez complètement, une chose inimaginable, presque impossible à croire, et, à peine vous en a-t-on parlé, voilà que vous la découvrez à votre tour. [1] »
Eh bien ! Vous savez quoi ? Il y a trois jours encore, je ne connaissais pas un de ses bouquins et hier soir, Paf ! Je tombe sur lui. Dans un resto couscous du quartier Arnaud Bernard, le Belleville de Toulouse. Il dînait à côté de moi. J’ai pas eu de mal à le reconnaître, j’avais encore en tête le portrait en noir et blanc de ses quatrièmes de couverture.
Le resto : un boui-boui de 15 m2, éclairage aux néons, quelques tables en Formica, du Raï en musique de fond. Sur les murs pas très nets, des posters jaunis de chevaux en Camargue ; allez savoir pourquoi ? On est dans le sud-ouest, le patron est de Fès ; la déco était sans doute déjà là avant lui…
Ça sent franchement la friture, la musique n’est pas vraiment mon style, on se demande parfois si les couverts, même en début de repas, ils colleraient pas un peu…
Un bouge minable, donc, mais Ahmed, le cuisto, il a un cœur gros comme ses assiettes et ses couscous me rappellent ceux de ma grand-mère.
Il n’y a que chez lui que je mange un Tfaïa aussi bon. Oignons et raisins secs avec la viande de mouton qui a cuit à feu doux, pendant des heures, dans le bouillon et les épices de ses gamelles d’alu. J’en salive rien que de l’évoquer.
Ce n’est pas ce qui m’explique comment Pennac a débarqué ici.
Moi, je connais l’adresse, et si dans cette cantine, on est sûr de chopper la courante rien qu’en touchant les tables, il y a longtemps que je suis immunisé.
Mais lui, qu’est-ce qu’il fout là ? Seul ! Et en face de moi !
Il me regarde ; il sait que je sais qui il est ; Panique. Pennac me reconnaît !
Du coup, je me concentre sur mon assiette, j’évite de croiser son regard. J’ai devant moi l’auteur des bouquins qui entretiennent mon insomnie depuis trois jours et je ne pense qu’à compter mes grains de semoule.
Il a bien dû se marrer le Daniel : ‘’Parlera ou parlera-pas ? Osera ou n’osera pas, venir me demander un autographe ?’’
Mais moi, c’est pas son autographe qui m’intéresse. Ce qu’il me faudrait, ce serait plutôt une leçon particulière, un entretien, même court, pour qu’il m’explique vite fait comment on fait pour donner à lire aux autres et rendre ainsi le bonheur des soins hospitaliers qu’il m’offre à domicile pour mes bobos à l’âme ? Comment dit-il déjà ? « […]la vertu paradoxale de la lecture qui est de nous abstraire du monde pour lui trouver un sens.[2]»
Je sens bien qu’il est là en transit, une séance de dédicaces à la Fnac Wilson pour son dernier roman et retour à Belleville par La Navette Air France. Et comme il faudrait bien la nuit, tout ancien prof qu’il est, pour qu’il m’inculque les bases, je n’ose pas l’aborder.
Je l’entends plaisanter avec le patron, tandis qu’il règle son dîner, et je le vois partir. Il s’en va et moi, pauvre couillon, j’ai même pas l’esquisse d’un geste pour tenter de le retenir. J’en suis toujours au même stade, à faire rouler quelques graines de couscous vers le bord de mon assiette de la pointe de mon couteau à bout rond…
Et je reste avec mes questions, dont cette dernière : Pourquoi faut-il que mes idoles aient tous des lunettes rondes ? Gandhi, John Lennon, Woody Allen, Lara Croft, le jeune Harry Potter et maintenant Pennac…
Peu après, il disparaît définitivement de mon champ visuel, quand il tourne vers le Boulevard d’Arcole. Alors Ahmed vient me voir. Il me relate les quelques mots qu’ils venaient d’échanger au comptoir : A ma grande stupeur, j’apprends que Pennac lui avait d’abord demandé qui j’étais, et s’il me connaissait bien. Ahmed m’explique lui avoir répondu que je venais souvent, pour ses couscous, un peu, pour écrire, surtout, estimant que l’ambiance de son restau pouvait être propice à mon inspiration. Il avait ajouté que j’étais en train d’essayer d’écrire un roman, que je me plaignais sans arrêt d’être en mal d’inspiration.
Après quoi, il me tend un morceau de papier déchiré dans une nappe et m’explique que Pennac le lui avait donné pour qu’il me le transmette, une fois qu’il serait parti. Sur ce bout de nappe, je peux lire :
‘Persévère au-delà des premières pages.
Tu verras, ça vaut le coup’
Et c’est signé : Daniel Pennac.
Quel trésor ! Quel trophée ! J’aurais aimé un cours individuel d’abstraction au monde, mais en définitive, un mot d’encouragement, ça n’est pas mal non plus !
A part ça, vous imaginez bien qu’avec le temps que ce Pennac m’a laissé, à m’empêcher de faire autre chose que de le lire, toutes ces dernières nuits, ainsi qu’à repenser à notre brève rencontre, ce monsieur, aussi sympathique soit-il, ne m’a été d’aucun secours dans la recherche de solutions à mes problèmes d’inspiration.’’
Notes prises en séance :
- Julie : C’est vrai ? Tu l’as rencontré ?
- Antoine : Ben ! non… Je l’ai bien vu, mais c’était dans une émission de télé, un soir de cette semaine. Tu penses que c’était pas dans un bouge minable d’Arnaud Bernard. Je n’y ai d’ailleurs jamais mis les pieds dans ce quartier, pour tout vous avouer.
- Julie : Ben merde !
- Antoine : Pourquoi ? Tu y as cru ?
- Julie : Un peu, ouais !
- Antoine : Non, c’était juste pour m’exercer à l’abstraction. Je m’améliore, alors ?
- Julie : T’es un pro…
- Marion : Qu’est-ce qu’il y a de vrai, en fait ?
- Antoine : Ben ! Pas grand chose ! J’ai lu Pennac, mais il y a bien longtemps ; je n’ai jamais mangé de couscous Tfaïa de ma vie ; Ni chez Ahmed, qui n’existe que dans ma tête, ni chez ma grand-mère, qui est bretonne ! Même les données météo, c’est du pipeau, mais faut bien s’entraîner à « s’abstraire du monde. »
- Antoine (un peu plus tard, un œil sur son texte) : Si…, les citations sont vraies. Elles sont bien de lui.
[1] L'oeil du loup, p. 112, Éd. Nathan
[2] Comme un roman, p.19, Éd. Gallimard
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